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Propos intempestifs, retours à la parole des anciens

Propos 10 : Le "retournement inverse" de Simone Weil. L'héritage de Proclus


D’après Simone Weil "rien ne surpasse Platon" (Lettre à Déodat Roché de 1941). Le philosophe athénien représenterait pour nous, Européens, le grand pôle antique de la Tradition précédant la venue du christianisme. Bien que d’origine juive, Simone Weil nourrissait cette profonde conviction : la "source grecque" (dont Platon est le principal transmetteur) annonce davantage le message du Christ que la tradition hébraïque. Personne dans le monde des hommes ne surpasse Platon tant au niveau philosophico-littéraire que sur le plan de la mystique.


Au cours du Propos précédent relatif au "traditionalisme" de Platon, nous avons vu que Simone Weil avait pu opérer un véritable changement de paradigme. Un commentateur averti, Michel Narcy, avait perçu en effet que, dans son cheminement personnel, la philosophe avait réussi à passer de la vision globale du Platon précurseur à celle du Platon héritier d'une tradition mystique. Narcy avait aussi retenu comme significatif le fait que, dans sa lecture de Platon, S. W. était passée du logos au muthos, en consacrant de nombreuses pages au mythe du Phèdre — grand mythe platonicien qu'Alain, son maître, n’avait expédié qu’en un seul paragraphe.


Signalons au passage que la lecture dite "rationaliste" ou "progressiste" des mythes de Platon est encore de mise aujourd'hui, le mythe platonicien n'étant finalement pour les commentateurs officiels du platonisme qu'un propos de second ordre, sorte de résidu abscons et confus, impossible à traiter par le logos. Les spécialistes actuels ne sont toujours pas sortis du vieux schéma positiviste mythos-logos, alors que S. W. avait compris déjà depuis un certain temps que le plus judicieux pour nous, en ces temps de sécheresse spirituelle et de profond déracinement, est de refaire le chemin inverse : logos-mythos. C’est-à-dire puiser aux sources vives de la Tradition.


Le mythe véhicule une sagesse immémoriale émanant du divin, chaque grande civilisation ayant perçu et transmis un aspect particulier du divin. Telle est la grande intuition de Simone Weil. D'où ses intérêts parallèles pour les traditions égyptiennes, hindoues, chinoises et même polynésiennes, d’où aussi son attirance particulière pour les doctrines et les pratiques des sectes ésotériques et initiatiques, elles-mêmes adossées aux sources grecques et égyptiennes (pythagorisme, orphisme, platonisme, gnosticisme, catharisme, etc.). Quant aux grandes religions officielles (catholicisme, orthodoxie, protestantisme), bien qu’elles aient pour leur part durant des siècles transmis la partie vulgarisée, exotérique, de la Tradition, elles restent malheureusement, pour Simone Weil, contaminées par la vision judaïque du Dieu vengeur [1], opposée d’ailleurs à la grande Tradition égyptienne.


Ce que nous aimerions examiner plus en détail dans ce Propos 10, c’est l'avènement de ce modèle interprétatif du Platon héritier d’une tradition mystique.


Comment Simone Weil a-t-elle pu opérer un changement de paradigme aussi radical ? Comment est-elle parvenue à rompre complètement avec le modèle dominant de type positiviste ou progressiste ? Nous en avons parlé. Une des conditions de ce changement est sa lecture des fragments pythagoriciens légués par un certain Proclus, philosophe de l’antiquité tardive qu’on nomme d’une manière indue "néoplatonicien". De fait, le néologisme créé par les philologues allemands du XIXe siècle n’est pas légitime, Proclus se considérant lui-même comme un Platonicien authentique.








Étapes d'une prise de conscience


Signalons tout d'abord le fait que l'étonnant retour de Simone Weil à la source grecque se produit au moment où l’Occident subit, avec la deuxième guerre mondiale, un bouleversement quasi apocalyptique, au moment où les esprits non inféodés sont plongés dans le plus grand désarroi. Recourons à une prosopopée hypothétique : tout se passe comme si la Pensée de l’Occident voyant les repères habituels vaciller et s’effondrer de toutes parts, avait ressenti l’intense besoin de revenir à ses racines les plus profondément enfouies, celles qui se trouvent à la base même de cette immense aventure que représente la civilisation occidentale. Simone Weil, philosophe helléniste, militante, embrassant passionnément la foi chrétienne, se montrant prête à tous les combats, à tous les sacrifices, assumant chaque fois les valeurs les plus élevées, totalisant en elle les acquis et les aspirations des mouvements et des traditions les plus riches, semble concentrer en elle-même l’essence de cette Pensée occidentale en recherche, en travail, en révolution permanente. Cette philosophe d’à peine plus de trente deux ans, faisant preuve d’une culture sidérante par sa puissance et son extension, traversant son époque comme un météore incandescent, se voyant impliquée malgré elle dans sa judaïté d’origine, paraît incarner tout le devenir métaphysique et spirituel de l’Occident.


Nous ne pouvons pas, d'ailleurs, ne pas nous poser certaines questions. Ne sommes-nous pas actuellement confrontés à une situation similaire, avec les prémices probables d'une nouvelle guerre mondiale aux portes de l'Europe, avec l'inquiétude due au réchauffement climatique, avec aussi, en France, des seuils critiques franchis à de multiples niveaux (fracturations mortifères de la société, psychoses collectives, tendances au totalitarisme sanitaire ou sociétal, cancel culture, perte des repères due au wokisme, immigration massive, "djihadisme d’atmosphère", "ensauvagement" exponentiel de la société, etc.) ? Quand tout paraît s'effondrer ou disparaître, ne ressentons-nous pas confusément ce même besoin de nous replonger dans nos racines, de nous en imprégner, ce besoin que Simone Weil ressentait à son époque avec une acuité exceptionnelle ?


Quoi qu'il en soit, pour faire face à l’impensable, Simone Weil n'avait d’autre recours que de réactiver le Palaios Logos, l’Antique Parole (qu'on appelle aussi Hieros Logos), le Discours originel qui a fondé notre civilisation. Tel pourrait être le sens profond de cette surprenante conversion au pythagorisme (via l'héritage de Proclus), par-delà le christianisme.


Citons quelques textes qui témoignent de la manière dont la philosophe a été amenée à réactiver l'antique héritage. Dans "Dieu dans Platon" (Écrits de Marseille, Février 1942), elle note ceci :


La Grèce a eu une mystique où la contemplation mystique s'appuyait sur les relations mathématiques. Très singulier. Cf. Proclus sur Platon et Philolaos [2].


Trois mois plus tard (Mai 42), elle reprend et cite intégralement un certain point de vue de Proclus sur Platon et sur le Pythagoricien Philolaos au sein des textes et commentaires réunis sous le titre Intuitions pré-chrétiennes :


Puis les mots de Proclus sont clairs : "Platon nous enseigne beaucoup de conceptions merveilleuses concernant la divinité au moyen de notions mathématiques (ho Platôn polla kai thaumasta dogmata peri theôn dia tôn mathèmatikôn eidôn hèmas anadidaskei)" ; (fragment 11 de Philolaos, DK 44B11, trad. S.W., Écrits de Marseille, Œuvres complètes Gallimard, p. 257 et p. 248)


Suite de la citation du fragment 11 de Philolaos, qui est en fait un commentaire de Proclus :


Et la sagesse pythagoricienne s'en sert aussi comme d'un manteau pour cacher la voie mystique vers les dogmes divins (kai hè tôn Pythagorieiôn philosophia parapetasmasi toutois khromenè tèn mystagôgian katakryptei tôn theiôn dogmatôn). C'est le cas pour tout le "Hieros Logos" (Discours Sacré), et Philolaos dans les Bacchantes, et toute la méthode de l'enseignement de Pythagore concernant la divinité (toioutos gar kai ho hieros sumpas logos kai ho Philolaos en tais Bakkhais kai holos ho tropos tès Pythagorou peri theôn hyphègèseôs) [3]. (trad. S.W. Ibid. p. 248).




Proclus d'Athènes (412-485)



Proclus s’appuie sur le fait qu’il était en possession d’un ouvrage (ou d’informations le concernant) attribué au Pythagoricien Philolaos, intitulé les Bacchantes. Dans cet ouvrage, un culte dionysiaque à caractère secret serait masqué, néanmoins transmis, au moyen de symboles mathématiques. Proclus paraît aussi admettre que Pythagore avait composé un Hieros Logos dans lequel il devait à la fois diffuser la théologie orphique (liée au culte de Dionysos-Zagreus) et aussi, probablement, une sagesse égyptienne, tout en en dissimulant les contenus profonds à l’aide de symboles mathématiques (dia tôn mathèmatikôn eidôn).


On remarque au moins trois choses étranges et apparemment contradictoires dans ce propos :


D’abord, première énigme, les mathématiques révèlent quelque chose de divin. C’est dit par Philolaos dans un autre fragment (fr. 11 D.-K.) perçu comme "plus clair", cité et commenté par S. W. : il est question "de choses démoniques et divines (en tois daimoniois kai theiois pragmasi)" résidant dans la "puissance de la nature et de la vertu du nombre". Philolaos aurait dit aussi, d’après Plutarque, que "la géométrie est le principe et la mère-patrie (mètropolis) des autres sciences (tôn allôn mathèmatôn)" (Témoignage 7a D.-K.). Ce qui nous renvoie à une formule célèbre que Plutarque attribue à Platon : "Dieu perpétuel géomètre" qui semble bien situer Platon au sein de cette tradition pythagoricienne, via Philoalos, que Platon, d’ailleurs, connaissait fort bien, cité au début du Phédon. Nous pouvons à ce titre percevoir un signe d'authenticité de l'attribution par Proclus, dans ce fragment 19, des Bacchae à Philolaos : le début du Phédon étant placé sous la tutelle de Philolaos, ce n'est certainement pas un hasard si Platon définit, en 69c-d, le vrai philosophe comme un "bacchant". N'y aurait-il pas là une référence implicite de Platon à cette œuvre et à son contenu ? Philolaos pourrait bel et bien avoir divulgué le premier par écrit le fameux dicton orphique rapporté dans le Phédon : "Nombreux sont les porteurs de thyrse mais rares sont les bacchants", en l'ayant transposé dans un sens philosophico-mathématique, avant que Platon s'en empare à son tour.


Deuxième énigme : ces fragments laissent à entendre que le nombre est fondamentalement géométrique dans sa nature même. Les nombres sont des figures : 1, pour le point ; 2, pour la ligne ; 3, pour le triangle ; 4, pour le carré. C’est d'ailleurs resté dans le langage courant car on dit pour 2² : 2 au carré.


La troisième chose étrange est ce rapport entre mathématiques et Hieros Logos. Le lien entre mystagogie (mystagôgia) purement religieuse et pratique des mathématiques ne va évidemment pas de soi. Toujours est-il que l'initiation aux mathématiques, nous venons de le voir, pouvait être perçue sous l'angle des mystères bacchiques.


Simone Weil n’a pas manqué de s’étonner de tout cela. Rappelons la progression de sa pensée. Dans la première citation de Février 1942, elle avait commencé par repérer la transmission proclusienne en faisant succinctement le commentaire suivant : Très singulier.


La brièveté du commentaire était inversement proportionnelle à l’effet qu’avait pu produire sur la philosophe la lecture de ce passage de Proclus. Ensuite, en mai 42, elle paraît alors avoir saisi, assumé et accepté comme fondement de sa propre pensée le sens profond de cette mystique méconnue.


Encore un autre objet d’étonnement, non des moindres, est le fait que cette mystagôgia, d’après l’expression de Proclus, pourrait bel et bien concerner les Dialogues de Platon selon le double mode du cryptage et de l’initiation. Voilà le fond même du changement de paradigme : nous devons tout revoir ; les Dialogues eux-mêmes doivent être lus à la manière pythagoricienne comme étant des exposés de doctrines (dogmata) sur le mode mi-caché, mi-révélé.


Bref, le pythagorisme de S. W. s'est confirmé et a pris une vigueur remarquable en l'espace de quelques mois. Cela, elle le doit en particulier à la tradition proclusienne des fragments de Philolaos et à cette lecture proclusienne, elle aussi, des Dialogues de Platon, puisqu’il est question pour eux de "ces voiles" (peparasmata tauta) pour "dissimuler (katakryptein)" une "voie mystique (mystagôgian)".


Une mystique à la fois ésotérique et savante serait donc à discerner dans les replis des Dialogues platoniciens — mystique consistant à cerner l’essence du divin au moyen des notions géométriques. D’où la relecture que Simone Weil va entreprendre, à Marseille, des livres centraux de la République (livres à la fois mathématiques et métaphysiques) et du Timée (avec la fameuse présentation du Démiurge géomètre divin, composant mathématiquement l’Âme du Monde).


Si la pensée théologique de Simone Weil pleinement constituée en Mai 42 pouvait se résumer en quelques formules-clés, ce serait avec ces trois affirmations : "Dieu perpétuel géomètre" (Platon) ; "géométrie principe et mère-patrie de toutes les sciences" (Philolaos) ; "notions mathématiques comme manteaux (peparasmata) pour à la fois voiler et révéler une voie mystique tant dans les Dialogues de Platon que chez Pythagore et Philolaos (Proclus).


Ces trois formules devraient ainsi nous ouvrir les portes d’une tradition ésotérique et théologique qui aurait fondé notre civilisation. Simone Weil parle "d’interprétation théologique de la géométrie" vers laquelle il nous faudrait revenir. Cette tradition a été perdue, premier "retournement" auquel il faut répondre par un "retournement inverse" :


Cette interprétation théologique de la géométrie qui d’ailleurs est simple et lumineuse en elle-même, est appuyée non seulement par le passage de Proclus cité plus haut, mais encore par un autre fragment de Philolaos extrêmement étrange pour notre mentalité actuelle, et qui montre que depuis la Grèce, il s’est opéré à un moment donné un retournement. Ce moment se place sans doute au cours de la Renaissance (non au début). Il s’agirait d’opérer le retournement inverse [4].


Le premier "retournement" s'est opéré à la fin de ladite Renaissance avec l'"humanisme". L'homme qui était un "pont", une médiation vers Dieu, a été pris pour une fin en soi [5]. Dans le rapport à Platon, ce retournement s'est confirmé au début du XIXe siècle avec l'avènement de la philologie allemande dont le chef de file, Schleiermacher, suite aux Lumières, s'est inscrit en rupture totale avec la tradition proclusienne des commentaires des Dialogues de Platon. D'où la nécessité, pour Simone Weil, de procéder à un "retournement inverse". La philosophe appelle "retournement" ce que nous appelons depuis Thomas Kuhn "changement de paradigme". Le terme "retournement" est peut-être plus précis. Car il n'y a pas trente-six changements : soit on s'inscrit dans la Tradition, soit on la rejette. L'erreur des Lumières a été de croire que science et tradition sont antithétiques, alors que les Pythagoriciens, Platon, Proclus et Simone Weil montrent que Science et Tradition bien comprises vont de pair.


De fait, la formule ὁ θεὸς ἀεὶ γεωμετρεῖ (Dieu perpétuel géomètre) est si importante pour Simone Weil qu’elle s’en sert pour orner de termes grecs la couverture des Cahiers I et III. Nous avons remarqué cette formule (Propos 9), toujours exprimée aussi succinctement, mais d’une manière très instructive, dans une lettre de Simone Weil à son frère, André Weil, écrite en Janvier 1940 :


Pour moi, je pense bien que Dieu, selon la parole pythagoricienne, est un géomètre perpétuel.

Elle ajoute aussitôt :

mais non pas un algébriste [6].


Dieu est donc bien le géomètre du Timée qui arpente l’univers. Dieu est un Mathématicien, mais il y a Mathématique suprême et petite mathématique.


On remarque immédiatement le fait que ce privilège extraordinaire accordé à la géométrie s’accompagne en contrepartie d’une défiance envers l’algèbre. Pourquoi l’algèbre serait-elle à ce point problématique ? Disons d’abord que, pour Simone Weil, le développement de l’analyse, c’est-à-dire le développement, dès l’époque de Descartes, des algorithmes de l’algèbre au sein même de l’édifice mathématique pourrait être tenu pour premier responsable de la perte du sens théologique de la pensée géométrique — sens correspondant, d’après Simone Weil, à la pratique originelle les Anciens. Par voie de conséquence, si l’on veut tenter de saisir l’esprit même de la géométrie des Anciens qui serait théologique, il nous faut d’abord passer à la fois par un retournement et par une purification : il nous faut nous « désalgébriser », nous vacciner d’un virus particulièrement mortifère que l’algèbre aurait inoculé dans la pensée moderne.




Épurer la pensée mathématique de l’algèbre


Pourquoi donc, selon la formule du Pythagoricien Philolaos, la géométrie doit être considérée comme la mère-patrie (mètropolis) des autres sciences ? Constatons d’abord que cette mère-patrie a été abandonnée par les Modernes qui n’ont eu que trop tendance à lui substituer l’algèbre comme pôle hégémonique des sciences. Dans cette pratique dénoncée avec force, Simone Weil y voit un fait de société représentatif de la civilisation moderne vouée à une erreur fondamentale. Dès son premier Cahier, elle écrit en lettres capitales :


ARGENT, MACHINISME, ALGÈBRE.

Puis elle explicite cette formule dans les notes suivantes :

Les trois monstres de la civilisation actuelle. Analogie complète [7].

Plus loin, elle affirme :

L'institution même de l'algèbre correspond à une erreur fondamentale concernant l'esprit humain [8].

Simone Weil ajoute encore ceci :

Travail moderne : substitution du moyen à la fin.

Algèbre moderne : substitution du signe au signifié [9].

Machine : la méthode se trouve dans la chose, non dans l'esprit.

Algèbre : la méthode se trouve dans les signes, non dans l'esprit [10].


On comprend tout de suite, comme Simone Weil le signale elle-même, que ses intuitions procèdent par analogie (« analogie complète », dit-elle dans la première note). L’analogia se formule alors ainsi : l’algèbre est à la mathématique ce que la machine est au travail de l’homme. Dans un cas comme dans l’autre, il y a perte de la pensée, perte de l’esprit. Or l’analogie, analogia, est à la base une méthode géométrique fondée sur les logoi égaux, ana ton auton logon, dit Platon dans le Timée lorsqu’il décrit l’analogia comme la plus belle des relations.


Ce que Simone Weil reproche à l’algèbre c’est que cette technique consistant à substituer des signes aux entités mathématiques nous dispense en fin de compte de penser. La non-pensée s’introduit dans l’édifice pour anéantir finalement toute pensée. De même qu’avec le machinisme, le travail devient mécanique et aveugle, avec l’algèbre, le travail ne consiste plus qu’à appliquer mécaniquement des formules. Il n’est même plus nécessaire d’y comprendre grand-chose. Actuellement, l’informatique avec les algorithmes s’enfonce évidemment dans cette voie.


Je cite Simone Weil qui s’exprime au sujet de l’algèbre avec la plus grande clarté :


Ce qui a été une fois compris se reproduit une quantité illimitée de fois. On ne recommence pas à comprendre à chaque fois, parce que c'est inutile, que cela prend du temps, et d'autres raisons encore. Ces applications automatiques conduisent elles-mêmes à du nouveau ; alors on invente sans penser — c'est bien le pire. Dès lors la pensée elle-même — ou plutôt ce qui en tient lieu — devient un outil. [11]


Pour la philosophe, l’algèbre s’installant au cœur même de l’édifice mathématique et faisant même progresser le savoir, consacre par là même l’impérialisme de la technique investissant tous les domaines de l’esprit, de la culture et de la société, donc la toute-puissance du machinisme dans le monde moderne.


Voilà pourquoi il est absolument nécessaire de revenir à l’esprit même de la mathématique des Anciens, qui est géométrie, en tant qu’expression paradigmatique de la pensée agissante et féconde, pleinement consciente de ses contenus. De plus, revenir à la géométrie nous amène à penser et à contempler la contradiction, alors que celle-ci passe totalement inaperçue dès lors qu’on ne se limite qu’à une pratique purement algébrique ou algorithmique des mathématiques.



Contempler la contradiction


Aristote nous a fourni une définition analytique et apophatique (impliquant la négation) de la contradiction : affirmer et nier un prédicat pour un même sujet dans un même temps et selon un même rapport. Or la contradiction formulée de cette manière ne peut que condamner la pensée à un arrêt pur et simple. Face à la contradiction définie analytiquement, il est clair que le discours s’annule et n’a plus de prolongement possible. On voit par ailleurs que Kant, à cet égard, est profondément aristotélicien puisqu’il ne retient que la définition analytique et apophatique de la contradiction. De même, Platon, dans les premiers dialogues socratiques, se situe dans cette vision apophatique puisque l'entretien dit socratique prend fin quand l’individu en vient à faire l’expérience de l’aporie, en tant qu’expérience douloureuse et mortifiante de la contradiction (Protagoras, République I avec Thrasymaque, Alcibiade, début du Ménon, début de l’Euthydème, etc.). Cela s’explique en raison du fait que Socrate a posé les bases de la logique prédicative en posant la question du ti estin, du qu’est-ce que ? Question qui appelle un prédicat.


Par ailleurs, du côté de la géométrie, la contradiction ne se réduit pas à être affirmation et négation d’un prédicat pour un même sujet dans un même temps et selon un même rapport, mais prend le sens plus global d’énoncé des contraires, substituant plusieurs rapports à un seul et même rapport : c’est la contradiction en tant que « diction des contraires », ou encore liaison des contraires selon plusieurs rapports mis à égalité. Qu’il y ait plusieurs rapports, non pas un seul, va permettre précisément la médiation et, par conséquent, le prolongement de la pensée. Il existe un passage de Simone Weil qui fait voir que la contradiction, loin d’imposer nécessairement à la pensée un arrêt définitif, appelle un prolongement de la pensée. Alors qu’elle médite sur les Dialogues de Platon, Simone Weil est tout à coup traversée par une intuition qui lui permet de s’extraire du carcan aristotélicien, de la vision purement négative (apophatique) de la contradiction. Je la cite :


Les deux choses essentielles de la dialectique platonicienne : contradiction et analogie. Tous deux sont des moyens de sortir du point de vue [12].


La fonction de la contradiction est ainsi très importante pour Simone Weil et, manifestement, la philosophe s’engage dans une voie qui n’est plus celle de la logique aristotélicienne, puisque la contradiction devient simplement une étape obligée au sein d’un parcours global, un moment d’arrêt non définitif, débouchant sur autre chose. Notons aussi le caractère à la fois cathartique et psychologique de cette expérience. Simone Weil, en effet, en vient à définir le mensonge comme le refus même de la contradiction :


Le mensonge est la fuite de la pensée humaine devant une contradiction essentielle, irrémédiable. Tout ce qui force par violence — car il y faut de la violence — à regarder en face la contradiction est un remède au mensonge, remède toujours douloureux. [13]


Ainsi, refuser de voir la contradiction en face explicite d’une manière précise la cause même du mensonge. Inversement, il y a purification lorsqu’on en vient à faire le constat vécu comme pénible, humiliant, aporétique, de la contradiction. Ces notes de Simone Weil nous amènent à distinguer finalement trois types de discours :


En premier lieu, il y a la doxa (en tant que point de vue primaire et limité qui va nécessairement se heurter à la contradiction). Le point de vue reste primaire et devient même mensonger, comme le dit Simone Weil, dès lors que l’énonciateur refuse de marquer un point d’arrêt face à la contradiction, du fait même qu’il la fuit alors qu’elle s’impose en toute logique. Voilà donc ce qu’il en est pour le premier type de discours (que nous avons modestement tenté de décrire, sur ce blog, dans plusieurs Propos).


En second lieu, vient le discours ordonné et prédicatif qui, confronté à la contradiction, s’immobilise et s’anéantit : c’est le discours logique de type aristotélicien, qui obéit aux principes du tiers exclu et de la non-contradiction. Selon ce second type de discours, l’épreuve de la contradiction prend l’aspect d’un échec — échec qui, bien évidemment, ne peut que discréditer et annuler toute prétention préalable à la vérité. L’énonciateur du discours est dès lors invité à reformuler totalement son propos et à repartir sur de nouvelles bases. On dira donc ici que la contradiction est assumée mais seulement d’un point de vue négatif.

Remarquons que sur le plan théologique, le discours prédicatif prend fin par l’affirmation et la négation du prédicat pour un même sujet qui est Dieu, selon un même rapport. Ce discours se voit immobilisé, détruit dans ses prétentions au vrai, et, à partir de cet anéantissement, la réduction analytique se met en place pour dissocier l’Hupokeimenon transcendant (le Substrat divin) conçu en deçà des prédicats contradictoires. Par exemple, on énonce la proposition prédicative selon laquelle Dieu est bon. Ensuite, on dit que Dieu ne peut pas être bon, puisque dans sa perfection Il est au-delà de la vertu, de la bonté. Telle est la raison pour laquelle la théologie négative chez Aristote, comme l’a montré Pierre Aubenque, est élaborée sur le mode de l’échec.


Enfin, comme troisième type, il y a le discours qui ne tue pas le discours par la contradiction mais qui assume positivement la contradiction, voyant en celle-ci le passage à un nouveau registre de type transcendant. C’est le discours fondé sur le paradigme géométrique, comme contemplation de la contradiction, discours qui débouche sur une théologie, mais d’une autre manière.


Avant de voir cela, remarquons que le Platon, des Premiers Dialogues dits « aporétiques », met en place le deuxième type de discours. Le rôle de Socrate consiste précisément à faire passer ses interlocuteurs, les sophistes, du premier type de discours qui sous-estime la contradiction, au constat douloureux de son caractère nécessaire. Toutefois, puisque dans ces Dialogues ce constat se présente comme final, sans prolongements ultérieurs, nous dirons sans difficulté que les Dialogues dits aporétiques consistent à faire en sorte que le sophiste passe du premier type de discours (le discours de la doxa participant du mensonge) au second type (le discours non mensonger qui assume négativement la contradiction). Dans le Protagoras, Socrate se place à la même enseigne que les sophistes puisque son discours, pourtant opposé à celui de Protagoras, se heurte lui aussi à une contradiction finale.


Toutefois, on s’aperçoit que dans certains Dialogues de Platon l’aporie n’est pas finale mais joue un rôle central : dans le Ménon, par exemple, l’expérience de l’aporie ne contraint pas la pensée à s’arrêter définitivement, puisqu’à partir de cette expérience pénible s’enclenche un nouveau développement qui vient prolonger positivement le discours contradictoire. Ceci alors même que l’interlocuteur de Socrate, Ménon, a été contraint de regarder en face la contradiction fondamentale à laquelle il s’est heurté. On remarquera un cheminement similaire pour Clinias dans la première partie de l’Euthydème.


Alors que chez Aristote la contradiction est la négativité même du discours, impliquant l’échec, chez Platon la contradiction prend très concrètement un caractère de passage, devant être comprise comme l’expression d’une mise à l’épreuve, d’une étape au sein d’un parcours global qui devient dès lors de type initiatique. Notons que le Ménon et l’Euthydème sont précisément des dialogues mystériques conférant précisément à l’aporia toute sa dimension initiatique. La fonction de voile de la parole des Mystères dont parlait Proclus, la fonction de dissimulation et en même temps d’initiation joue alors pleinement son rôle. Avec le surgissement même du Hieros Logos dans le Ménon, nous entrons de plain-pied dans la voie mystique, la mystagôgia de Proclus, comme discours autre qui a pour mission de faire surgir la transcendance du divin. Par conséquent, dans le parcours même de l’initiation socratico-platonicienne, on voit très clairement qu’il n’y a pas annulation du discours mais seulement succession ordonnée des trois types de discours que nous venons de repérer à partir des notes de Simone Weil.


Il n’y a pas que la doxa de Ménon, il n’y a pas qu’un simple discours logique qui débouche sur l’aporie, mais déploiement d’une pensée qui passe 1) par la doxa ; 2) par la contradiction ; 3) par la résolution, celle-ci prenant alors une signification initiatique. Une question que l’on se pose rarement est de savoir pourquoi la parole des Mystères surgit dès la formulation de l’aporie par Ménon ? Je n'y vois pas d’autre explication que celle-ci : Platon a voulu montrer que cette aporie se présente comme l’expérience d’une contradiction majeure qui ne peut en aucun cas trouver une solution purement humaine.


L’aporie du Ménon montre que l’acquisition du savoir pour l’homme ne peut pas être le passage d’une ignorance totale à un savoir établi. Il en résulte que l’on n’apprend pas ce que l’on ne sait pas du tout mais seulement ce que l’on savait déjà d’une certaine manière. D’où l’expérience de la Réminiscence. À première vue, rien n’est plus contradictoire que cet énoncé. Or c’est bien lorsque Ménon vient de faire l’expérience cuisante de l’aporie, que Socrate introduit la parole de prêtres et des prêtresses experts en choses divines et diffusant le Hieros Logos de Pythagore et des Orphiques — Parole Sacrée, véhiculée par les poètes comme Pindare qui sont dits theioi, en ce sens que le theion, le divin, se manifeste directement à travers leur poésie. Il est donc clair ici que le discours prédicatif se prolonge par un autre discours qui est celui de la révélation tout en restant dans le sujet, tout en parvenant à résoudre la contradiction du discours prédicatif.


Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un deus ex machina puisqu’il n’y a pas d’autre solution à la contradiction que la Réminiscence ou l’intuition intellectuelle de type surnaturel qui nous met sur la voie de ce que l’on doit chercher. Le troisième type de discours s’expose et s’impose dès lors comme surnaturel mais aussi comme faisant suite à la contradiction. Chose encore très significative, apparaîtra ensuite le fameux exemple géométrique, d’ailleurs totalement contradictoire en lui-même, comme ratio double du carré à partir de la diagonale irrationnelle[14]. En conséquence, avec le Ménon on comprend de la manière la plus concrète que la contradiction est féconde et que cette expérience, qui dépasse les limitations du discours prédicatif, débouche à la fois sur la théologie et sur la géométrie.


Prenons un autre exemple au sein même de la géométrie : selon la nécessité de la pensée géométrique il n’est pas possible de prouver le fameux 5e postulat d’Euclide (formulation de Playfair) qui renvoie seulement à une intuition visuelle : par un point extérieur à une droite il ne peut passer qu’une seule parallèle à cette droite.


Selon la Définition 35 de la géométrie d’Euclide, "les parallèles sont des droites qui, étant situées dans un même plan, et étant prolongées à l'infini de part et d'autre, ne se rencontrent ni d'un côté ni de l'autre".


La contraction inhérente à la géométrie devient encore plus manifeste dès lors qu’on définit les droites parallèles comme des droites qui se coupent à l’infini. Nous sommes tout à coup confrontés à une contraction abyssale, transcendante, et pourtant, indéniablement, c’est de la géométrie pure. Il s’avère en effet que, selon les géométries non-euclidiennes, les droites parallèles dans un plan euclidien correspondent à un cas limite de courbure nulle où les droites parallèles doivent se rencontrer mais seulement à l’infini. Parce que, dans la géométrie à espace de courbure positive (plan de Riemann), les parallèles se rencontrent en deux points qui sont les pôles d’une sphère, alors que sur un plan de courbure négative (plan de Lobatchevski), les parallèles ne se rencontrent pas mais s’écartent indéfiniment l’une de l’autre. Ainsi, selon Simone Weil, la contradiction assumée et dépassée sur le plan de la nécessité même de la pensée géométrique débouche sur une aperception de Dieu non pas exactement au-delà de l’essence mais au-delà de l’infini, non pas epekeina tès ousias, mais epekeina tou apeirou.

Laurent Lafforgue a relevé à cet égard un passage des Cahiers de Simone Weil qui fait allusion à la propriété des parallèles qui se rencontrent à l’infini. Voici ce que dit Simone Weil :


Dans le cas du mystère l'impossibilité de penser au moyen d'un rapport les deux idées, parce qu'elles sont contradictoires, cette impossibilité transporte le point visé, à savoir Dieu, au-delà même de l'infini. [15]


Ce passage plutôt obscur s’explicite en partie par une autre note des Cahiers :


Ce qui est contradictoire pour la raison naturelle ne l'est pas pour la raison surnaturelle, mais celle-ci ne dispose que du langage de l'autre. Néanmoins la logique de la raison surnaturelle est plus rigoureuse que celle de la raison naturelle. La mathématique nous donne une image de cette hiérarchie.


Il est clair que Simone Weil comprend dans la raison naturelle la logique prédicative (qui est la logique inhérente au langage) — logique, on l'a vu, qui constate la contradiction. Mais elle affirme aussitôt que la géométrie nous invite à considérer qu’il y a une autre raison plus rigoureuse que la raison prédicative, une autre raison qui se nourrit des contradictions apparentes de la raison naturelle. Concernant la définition des parallèles, on peut dire ceci : la raison surnaturelle comprend ce que la raison naturelle ne parvient pas à concevoir à savoir que les parallèles se rencontrent à l’infini. Le fait pour elle de penser l'infini la propulse "au-delà de l'infini".


Il semble alors que lorsque Simone Weil dit que Dieu est au-delà de l’infini, elle veut dire qu’il est la condition de possibilité d’un discours sur l’infini susceptible de dépasser la contradiction tout en nous invitant à la formuler. Par-là s’énonce cette autre raison qui est appelée "raison surnaturelle".


Avec la théologie négative (apophatique), il est clair que, de par la transcendance du divin, les prédicats de la logique habituelle qui répond à notre raison naturelle (de type prédicatif) ne peuvent être que contredits. Il n’en reste pas moins, il me semble, qu’avec la théologie négative, le théologien ne parvient pas à s’extraire totalement du cadre d’une logique humaine, trop humaine, selon la raison naturelle. En revanche, de son côté, le discours géométrique propose une nouvelle logique qui absorbe la contradiction, celle-ci s’imposant alors comme une médiation : c’est l’affirmation d’une propriété contradictoire impossible à imaginer, ouvrant néanmoins à une pensée qui transcende la raison naturelle.


Prenons un autre exemple plus important encore que celui des parallèles : dans le Cahier VIII, Simone Weil reprend la formule de son frère logoi alogoi [16], formule qui l’a mise sur la voie. Cela nous renvoie aux rapports irrationnels présentés justement la première fois dans la littérature grecque par l’épisode géométrique du Ménon. L’expression « rapports irrationnels », logoi alogoi, est en soi contradictoire, comme le montre le grec, étant entendu que le rapport se dit logos et l’irrationnel alogos. Cette expression formulée d’abord par André Weil reprise par Simone, n’est autre que la contradiction fondamentale qui régit la spécificité même de la géométrie, puisque les grandeurs irrationnelles, informulables dans le simple cadre de l’arithmétique, ne sont parfaitement exprimables qu’avec la géométrie. On peut toujours construire géométriquement une grandeur irrationnelle, alors que l’irrationnel est alogos, inexprimable par un nombre arithmétique ou une par une fraction. Ce que Simone Weil a compris avec l’exemple des irrationnelles, c’est que les Grecs, en particulier les Pythagoriciens, ont été les premiers à avoir été confrontés de plein fouet à la contradiction fondamentale en géométrie. Nous disposons de textes qui montrent clairement, en effet, que les Pythagoriciens et Platon sont les seuls penseurs grecs à s’être souciés des irrationnelles, à y avoir vu un problème, à avoir perçu et démontré la contradiction, et à avoir tenté de la résoudre mathématiquement [16]. D’où l’idée qu’il y a des propriétés relevant d’une énigme insondable, qui doivent par conséquent être dissimulées derrière un voile ou un manteau [17], comme le dit Proclus — propriétés fondamentalement contradictoires tout en étant rigoureusement nécessaires, perçues dès lors comme démoniques et divines (daimonia kai theia pragmata) (fragt 11 de Philolaos).


De plus, avec cette raison géométrique qui est à la fois contradictoire et surnaturelle, s’impose le règne de la nécessité qui, selon Simone Weil, s’appréhende intuitivement non pas empiriquement comme expérience de la pure beauté. On ne choisit pas arbitrairement les logoi alogoi ou de construire les géométries non euclidiennes : celles-ci s’imposent à nous parce qu’il n’est pas possible de démontrer le postulat d’Euclide. Se présente, par conséquent, une beauté en soi de l’édifice mathématique qui est règne de la nécessité absolue, une beauté qui ne devient accessible qu’à celui qui consent à s’effacer face à la nécessité, une beauté qui néanmoins s’impose frontalement puisqu’elle entre toujours en contradiction avec notre vision première :


Est beau dans la mathématique ce qui nous fait manifestement apparaître qu'elle n'est pas quelque chose que nous avons fabriqué. Cela, c'est la contradiction. [18]



Sur le plan strictement théologique, la grande intuition de Simone Weil est simplement de reprendre l’analogia du Timée de Platon (31c-32a), l’égalité géométrique à trois termes, comme égalité de logoi (de rapports) ou médiété géométrique (a / b = b / c) ou moyenne proportionnelle (dont le rôle est fondamental dans la géométrie d’Euclide), pour y voir la "formule", l’expression même de la Trinité. En témoigne cette remarque pour le moins inattendue, sidérante même :


En somme, écrit-elle, l’apparition de la géométrie en Grèce est la plus éclatante parmi toutes les prophéties qui ont annoncé le Christ [19].


Se présente alors, très curieusement, une formulation de type mathématique du dogme de la Trinité, qui trouverait ainsi, pour la philosophe, une expression à la fois positive, contradictoire, transcendante et en même temps accessible à l’esprit humain. L’analogia rend précisément possible le discours vivant qui se maintient dans la contradiction, en tant qu’exposé de la contradiction et résolution au sein d’une synthèse supérieure. Relativement au divin, la Trinité va dès lors s’exposer par les logoi égaux suivants : le Père est au Saint Esprit ce que le Saint Esprit est au Fils. Le Saint Esprit est dès lors Médiété.


Relativement à l’homme, le Christ est lui-même Médiété entre l’homme mortel et Dieu immortel puisqu’il est à la fois mortel et immortel, exprimant dès lors la contradiction tout en la résolvant. Ainsi on dira que, selon l’analogia, l’homme est au Christ ce que le Christ est à Dieu:


mortel / mortel-immortel = mortel-immortel / immortel.


Tel serait le sens de l'Antique Parole (Palaios Logos) que Simone Weil a tenté de réactiver par l'intermédiaire de Proclus : le martyre d'Osiris et le martyre de Dionysos (Hieros Logos), dieux sacrifiés et ressuscités, nous plongent au cœur du Mystère des mystères. L'ultime contradiction qui n'en est pas une est que l'immortalité s'affirme par la médiation de la mortalité. Que cela paraisse absurde pour la raison humaine n'enlève rien à la profonde rationalité du message. La raison surnaturelle qui est géométrique, fondée sur la proportion (analogia), nous restitue le sens du message. Le Christ qui est Logos d'après Saint-Jean, s'impose comme la vérité même du Palaios Logos rapporté par Platon et Proclus.

J.-L. P.

26/10/2022



[1] S. W., Lettre à Déodat Roché, in Écrits de Marseille, Œuvres complètes, VI, 2, Gallimard, p. 625 : "L’adoration de la puissance a fait perdre aux Hébreux la notion du bien et du mal. Le rang de texte sacré accordé à des récits pleins de cruautés impitoyables m’a toujours tenue éloignée du christianisme ; d’autant plus que depuis vingt siècles ces récits n’ont jamais cessé d’exercer une influence sur tous les courants de la pensée chrétienne ; si du moins on entend par christianisme les Églises classées sous cette rubrique". Sur la perte du sens initiatique dans les religions chrétiennes officielles, dans sa "Lettre à un religieux" (15 sept. 1942, in Œuvres, Gallimard, 1999, p. 993), S. W. perçoit d'abord un lien évident entre les initiations mystériques païennes et le Mystère chrétien : "Le baptême regardé comme une mort est l’équivalent des initiations antiques. Saint Clément Romain emploie le mot "initié" pour baptisé. L’emploi du mot "mystère" pour désigner les sacrements indique la même équivalence. Le baptistère circulaire ressemble beaucoup au bassin de pierre où, d’après Hérodote, était célébré le mystère de la passion d’Osiris". Toutefois, S. W. remarque plus loin (p. 1015-1016) que le sens antique des Mystères s’est finalement perdu en raison du fait que le christianisme est devenu "soumis à l’influence d’Israël et de Rome". Sur Rome et Israël (et leur rejet des Mystères), voir encore les textes extrêmement radicaux de La Pesanteur et la Grâce, 1947, p. 187 sq. Sur les Mystères dans les Dialogues de Platon, reconnaissons que le thème originairement initiatique de la mise à mort (symbolique) de l’initié est bel et bien présent dans l’Euthydème de Platon, 285b, qui restitue en arrière-fond d’une critique sévère de l’éristique, l’initiation socratique complète, les "mystères socratiques". S. W. dans Lettre à un religieux (ibid., p. 1012) parle effectivement de "liens étroits" qui "unissent la philosophie grecque classique à la religion des Mystères". Voir encore le commentaire de S. W. du Gorgias, 523a-525a, dans "Dieu dans Platon" (in O.C., IV, Écrits de Marseille, 2, p. 80-83) ou encore son commentaire du discours de Diotime (210e-212a) : "Ce passage du Banquet nous indique ce qui suit la géométrie et l’astronomie dans la voie indiquée par la République ; c’est la considération de la beauté de ces sciences ; et de cette beauté on passe au bien. Platon (…) se sert constamment et avec une insistance tout à fait évidente de termes qui appartiennent spécifiquement à la terminologie des mystères, dans le Phèdre comme dans le Banquet" (ibid., p. 121).


[2] S. W., "Dieu dans Platon" (ms. 29), O.C, IV, 2, p. 103.

[3] Proclus, Commentaire sur le premier livre des éléments d’Euclide (éd. Friedlein, 22,9) = fragment Diels-Kranz (D K 44 B 19).

[4] Paragraphe de l'Esquisse du “Commentaire des textes pythagoriciens” (donné en annexe du volume, O.C, IV, vol. 2, p. 698). Voir aussi, ibid., p. 414, "En quoi consiste la l’inspiration occitanienne" : "Ce fut la véritable Renaissance [la civilisation occitane du Moyen-Âge]. L’esprit grec renaquit sous la forme chrétienne qui est sa vérité. Quelques siècle plus tard eut lieu l’autre Renaissance, la fausse, celle que nous nommons aujourd’hui de ce nom. Elle eut un point d’équilibre où l’unité des deux esprits fut pressentie. Mais très vite elle produisit l’humanisme, qui consiste à prendre les ponts que la Grèce nous a légués comme habitations permanentes".


[5] Voir fin de la note précédente.

[6] Simone Weil, Sur la Science, p. 212. Pour ces analyses et dans celles qui suivent sur la "contradiction", nous nous inspirons du travail remarquable du mathématicien Laurent Lafforgue, "Simone Weil et la mathématique", in Simone Weil, Cahiers de l'Herne, 2014, p. 126-137

[7] S. W., Cahier I, O. C. VI, vol. I, Gallimard, p. 100.

[8] Cahier I, vol. I, p. 112.

[9] Cahier I, vol. I, p. 94.

[10] Cahier I, vol. I, p. 97.

[11] Cahier I, vol. II, p. 97.

[12] Cahier III, vol. I, p. 322.

[13] Cahier IV, vol. II, p 93.

[14] Cf. Simone Weil Sur la Science p. 161 : "Ainsi dans le Ménon, Socrate, pour prouver que toutes les âmes viennent du ciel intelligible et se ressouviennent, interroge un esclave sur la duplication du carré. Ce problème est donc lié à une connaissance qui témoigne éminemment de l'origine divine de l'âme". Voir aussi p. 172.

[15] Cahier VII, vol. II, p. 465.

[16] Voir en particulier le passage sur le beau dans le ms 30 du Cahier VIII, OC VI, 3, p. 64.


[18] S.W., Cahier VIII, O.C, VI, vol. 3, p. 65.


[19] S. W., "Intuitions pré-chrétiennes", in O. C., IV, Écrits de Marseille, vol. 2, 2009, p. 266-267.

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