S'il y a un consensus des historiens spécialisés concernant Socrate, c'est pour certifier que ce personnage qui passe pour être le "père de la philosophie" a été confronté à un conflit majeur avec la démocratie de son temps. Conflit qui s'est soldé par sa condamnation à mort. Le fait est que le philosophe était détesté par nombre de ses concitoyens : il passait pour "tout à fait étrange" (atopôtatos), subversif (paradoxos), totalement pervers (pamponèros). On disait même de lui qu'il était un "salopard de la pire espèce" (miarôtatos). On lui reprochait, en particulier, d’exercer une influence déplorable auprès des jeunes gens (accusation de corruption de la jeunesse), d’être un sophiste athée et d'avoir propagé de nouvelles croyances religieuses non admises par la cité.
Socrate, lors de son procès, n'a pas manqué de souligner le caractère contradictoire de ces deux dernières accusations. S’il était totalement athée ou impie, on voit mal comment il aurait pu propager d’autres croyances en de nouvelles divinités (hetera kaina daimonia). [1]
On constate à cet égard que la doxa de l'époque était aussi contradictoire que celle qui sévit de nos jours. Lorsqu'un personnage est "diabolisé", les gens tendent à perdre toute retenue, tout bon sens, toute cohérence. [voir Propos 1]
On reconnaît généralement la doxa par son caractère contradictoire ou versatile. Quoi qu'il en soit, Socrate a été condamné en 399 av. J.-C. (avec une majorité 280 voix d’un jury populaire de 500 juges) et exécuté un mois après la sentence. Toutefois, chose étonnante, actuellement, la doxa des philosophes et des commentateurs non spécialisés tend à évacuer ce fait pourtant bien établi : ce n’est pas un régime autoritaire de type théocratique, oligarchique ou tyrannique qui a fait disparaître le philosophe au terme d’un procès truqué, mais la démocratie d’Athènes, d’une manière parfaitement légale.
L’historien Paulin Ismard a récemment mis en évidence un non-dit chez les modernes, une doxa persistant dans le déni de réalité : "Si nous héroïsons Socrate, nous refusons le plus souvent d’imputer la responsabilité de sa mort à un régime dont nous prétendons être (à tort ou à raison) les héritiers". [2]
Préalablement à tout développement, quelques mises en garde : il ne convient pas de tirer des conclusions hâtives sur une quelconque analogie entre la situation politique de l’époque et la nôtre. L'objectif que nous poursuivons, par conséquent, ne doit pas être perçu comme relevant d'une apologie des options politiques de Socrate mais, tout simplement, comme répondant à une volonté de vérité, d'examen lucide des faits historiques par-delà les non-dits, les occultations de la doxa des intellectuels de notre époque.
Il nous faut d'abord considérer que la Constitution démocratique athénienne, qui admettait la peine de mort, avait toutes les caractéristiques d'un régime sévère, patriarcal, profondément inégalitaire (en dépit d'une quête revendiquée d'égalité). Étaient exclus du droit de vote les femmes et les esclaves. La citoyenneté était régie par un droit du sang extrêmement strict : les étrangers résidant à Athènes (appelés métèques), originaires d’autres cités grecques, étaient catégoriquement exclus de toute participation politique, même s’ils étaient nés à Athènes. Chaque membre du corps civique devait nécessairement bénéficier, par le père et la mère, du statut de la citoyenneté athénienne. De plus, nous avons affaire à une démocratie directe, sans corps législatif de représentants du peuple, les citoyens décidant par le vote dans les Assemblées et dans les Cours de justice, pouvant aussi procéder au tirage au sort pour la désignation des magistrats.
Nous sommes en un autre temps, dans une autre culture et dans un autre système politique réduit à l’échelle de la cité, avec des enjeux, des valeurs civiques et religieuses évidemment fort éloignés des nôtres. Si nous pouvons, d'une certaine manière, nous considérer comme les lointains héritiers de ce système démocratique, il nous faut être très prudents, toute comparaison étant hasardeuse, contestable et biaisée à la base. Notons d'ailleurs, à ce titre, que ce n'est pas parce qu'il aurait revendiqué plus d'égalité pour les citoyens et les citoyennes, pour les métèques et pour les esclaves que Socrate a été exécuté, loin de là.
Qui plus est, dans cette démocratie d’Athènes, la religion jouait un rôle important, non primordial cependant, la société grecque étant avant tout politique. Il n'y avait pas de séparation entre le temporel et l'intemporel. La religion avait donc pour fonction principale d’assurer l'unité et la cohésion sociale. Il était demandé aux citoyens athéniens d’honorer publiquement les dieux en participant aux cérémonies religieuses décidées par la cité. Si, à l'encontre de Socrate, deux chefs d’accusation sur trois sont de nature religieuse (non reconnaissance des dieux de la cité, introduction de divinités démoniques nouvelles), il nous faut savoir trois choses :
a) Dans le cadre du polythéisme antique, il n’y avait ni dogmes religieux, ni orthodoxie ; le délit d’hérésie n’existait pas ; il n’était pas interdit de croire d'une manière privée en d’autres divinités que celles qui étaient honorées par la cité. Toutefois, comme la religion était politique, on ne pouvait propager de nouveaux cultes sans avoir obtenu l’accord des magistrats de la cité, sous peine de graves sanctions. [3]
b) D'après Plutarque (Vie de Périclès, 32, 2), un décret (psephisma) du peuple, sur la proposition du devin Diopeithès, publié en 433-432 av. J.-C., condamnait l’impiété (asebeia) en tant que délit punissable par la loi. En ce sens, le procès contre Socrate était parfaitement légal, s'appuyant sur un ancien décret ayant valeur de loi. Le décret visait à l'origine certains sophistes ou philosophes, voire certains politiques à travers eux : "Ceux qui ne croyaient pas aux dieux et qui enseignaient des doctrines relatives aux phénomènes célestes : il visait ainsi Périclès à travers Anaxagore", selon Plutarque. L'attaque sur le plan religieux pouvait ainsi prendre l'aspect d'un prétexte. C'est en fonction de ce décret qu'un homme de paille au service des démocrates, Mélétos, a déposé contre Socrate une plainte de délit d'impiété devant le juge d'instruction (Platon, Euthyphron, 5c). [4]
c) Il est fort possible que les accusations d'ordre religieux requises contre le philosophe aient à nouveau joué un rôle de prétexte, en raison d’une loi d’amnistie, suite à la guerre civile de 404 av. J.-C. Comme on ne pouvait le poursuivre pour des motifs politiques, les ennemis de Socrate devaient rechercher d’autres raisons pour l'inculper.
Concernant le contexte historique, il nous faut aussi savoir que Trente tyrans en 404 avaient pris le pouvoir grâce à la victoire de Sparte sur Athènes. La réaction des démocrates a été rapide. Au terme d'une courte guerre civile, les démocrates ont pu revenir au pouvoir en 403 et éliminer les Trente. Socrate (qui ne faisait pourtant pas partie des tyrans) est alors devenu l’homme à abattre en dépit de la loi d’amnistie. On disait de lui qu'il était tyrannikos. On lui reprochait des accointances avec le parti pro-spartiate, d’avoir formé les "disciples maudits" : Critias et Charmide qui ont fait partie des Trente, Alcibiade qui, auparavant, avait trahi Athènes pour rejoindre Sparte.
Bref, dans les années 400, Socrate a été le seul personnage ayant une stature politique à avoir été mis à mort d’une manière légale, en dépit de la loi d'amnistie décrétée par un démocrate modéré, Anytos. Tout le problème est là : il faut savoir que ce personnage d’Anytos, chef du parti des démocrates, a été le principal accusateur de Socrate lors du procès historique et tout modéré qu’il fût, il a demandé la mort du philosophe. Bien après la mort de Socrate, vers 393, les griefs strictement politiques ont ressurgi en force, dès lors que l’amnistie, qui avait maintenu une chape de plomb durant le procès, n’était plus en mesure d’étouffer les anciennes rancœurs.
Voici, à titre d’exemple, ce que disait le sophiste Polycrate dans un pamphlet accusatoire publié vers 393, qui reconstitue les vraies causes de la disgrâce de Socrate, à savoir les griefs politiques, passés sous silence durant le procès historique :
Athéniens, Socrate entraine les jeunes gens à combattre les lois (epi tous nomous askei Sôkratès tous neous). Le régime est en péril. Ce sont des audacieux, des amis de la tyrannie (tyrannikous), des individus insupportables (aphorètous), contempteurs de l’égalité (to ison huperorôntas), ce sont ces gens-là que le sophiste nous fabrique (ho sophistès anthrôpous dèmiourgei). Ne l’empêcherons-nous pas ? Ne l’arrêterons-nous pas? Ne le chasserons-nous pas (ouk ekbaloumen) [5] avant que ses élèves (trephomenoi) ne renversent la puissance des lois ? (Polycrate, L’accusation de Socrate, citée et sauvée de la disparition par Libanios, Apol. 1, 38, 4-10).
Il est clair, d'après ce cri d'alarme ou cette désignation d'un bouc émissaire, que Socrate était fortement suspecté d'avoir des accointances avec le parti oligarchique des Trente tyrans (d'où l'adjectif tyrannikos) qui avaient collaboré avec les Spartiates. Rappelons que le régime spartiate était de type militariste, certainement le régime le plus inégalitaire, le plus totalitaire de l’époque, le plus privatif en tout cas de libertés individuelles. Disposons-nous de preuves concernant les sympathies de Socrate envers un tel régime ?
L’érudit écossais du début du XXe siècle, John Burnet, a pu déceler dans le Criton, 52e, de Platon, un élément de preuve de l'admiration constante de Socrate envers la Constitution des Spartiates. Dans ce dialogue, les Lois personnifiées disent ceci au philosophe : "tu vantes la Constitution (de Sparte et de la Crète — constitutions similaires) chaque fois que l'occasion s'en présente". Si c'était faux, Platon discréditait inutilement la Prosopopée des Lois, à savoir le discours le plus important du Criton qui apporte la solution au dilemme de Socrate (doit-il fuir la prison selon un plan d’évasion organisé par ses amis ou bien doit-il y rester en se soumettant à la sentence capitale ?).
À titre de confirmation, les sympathies pro-spartiates de Socrate étaient souvent suspectées par les Athéniens de l'époque. Déjà, n'importe qui pouvait constater que le philosophe portait toujours le fameux manteau court et grossier des Spartiates, le tribôn (Platon, Banquet, 219b ; Xénophon, Mém. I, 6, 2). Ses disciples en faisaient de même et leur tenue était négligée, conformément à l'allure martiale des Spartiates. Leur fierté était d’avoir, comme ces derniers, les "oreilles en chou-fleur" des boxeurs (Gorgias, 515e) et, comme les Spartiates, ils se lavaient peu souvent. Voir, document d'époque, la moquerie d'Aristophane, poète comique, dans les Oiseaux, comédie publiée en 414 qui retrace d'une manière imaginaire un temps primitif où vivaient des hommes atteints d'une certaine maladie : "La laconomanie régnait sur toute l’humanité, on voyait partout des cheveux longs, des ventres creux, des crasseux en train de socratiser (esôkratôn), le gourdin à la main" (1281-1283). Aristophane crée ou reprend à cette occasion un néologisme de l’époque, le verbe sokrateô (socratiser). Avec ce verbe et avec ce propos concernant les us et coutumes austères de ces chevelus peu fréquentables, le poète comique désigne la cible de ses railleries : les jeunes aristocrates athéniens, disciples de Socrate, qui imitaient à la folie les mœurs spartiates (comme l’indique le terme laconomania).
Guy Donnay, qui a tenté assez récemment de reconstituer l’itinéraire intellectuel de Socrate dit ceci : "C’est incontestablement à ce milieu revanchard et philolaconien qu’appartenaient Socrate et ses disciples", à savoir le milieu où "l’on cultivait une admiration sans bornes pour Sparte et ses institutions élitistes". [6]
Nous pouvons enfin citer une conclusion sur ce point de V. de Magalhães Vilhena : « Jugé d’un point de vue aussi bien strictement politique que culturel au sens large, Socrate, on le sait bien, nous apparaît comme le héraut de la vieille tradition aristocratique. Ainsi que toutes nos sources postérieures aux Nuées l’attestent, par ses convictions politiques et par son action, Socrate a été l’idéologue de la noblesse esclavagiste athénienne ou pour reprendre les paroles si justes de Taylor, "the able and dangerous head of an anti-democratic club". Tout un cercle formé d’aristocrates et de leurs partisans se groupent autour de lui : Critias, Alcibiade, Charmide, Platon, Xénophon, Phédon, Glaucon et beaucoup d’autres. Parmi ses compagnons on ne trouve rigoureusement que des adversaires décidés du régime démocratique, des ennemis convaincus de la souveraineté du dèmos (…). Chéréphon, le compagnon des premiers temps [considéré comme un ami du peuple] raillé par Aristophane, n’est peut-être que l’exception qui confirme la règle ». [7]
Relativement au point de vue énoncé par ce grand spécialiste du socratisme, V. de Magalhães Vilhena, il n’est peut-être pas tout à fait justifié que l'on puisse qualifier Socrate d'"idéologue", c’est-à-dire un intellectuel venant confirmer a posteriori une option politique coutumière, préconçue à la base, qui serait celle du courant conservateur. Il rejoint peut-être, au bout du compte, les options politiques du parti conservateur pro-spartiate, mais sa pensée, à la base, pourrait avoir été autonome, fondée principalement sur des observations et sur des réflexions personnelles. Il serait par conséquent plus juste de qualifier sa vision politique comme étant de type philosophique, non pas comme proprement idéologique.
Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point dans un autre propos.
J.-L. P.
28/08/2022
[1] Il est significatif de voir que Platon met en scène l'irrationalité en action de la doxa de l'époque : quand, dans l'Apologie, 26c, Socrate, durant le procès, interroge le démocrate Mélétos, celui-ci l'accuse de "ne reconnaître aucun dieux". Par là, Mélétos reprend à son compte l'ancienne rumeur propagée par Aristophane qui, dans la comédie Les Nuées, représentait Socrate en sophiste athée. Dès lors qu'il répercute cette ancienne rumeur, l'accusateur ne voit pas qu'il se met en contradiction avec la deuxième accusation selon laquelle Socrate aurait introduit de nouvelles divinités autres que celles de la cité (hetera kaina daimonia). Par contre, ce même Mélétos, probablement sous le contrôle du juge d'instruction, avait rédigé un acte d'accusation en trois points autrement plus cohérents entre eux. Voici, d'après Favorinus d'Arles qui a recopié mot pour mot l'acte d'accusation (graphè), ce que Mélétos avait rédigé : "Socrate enfreint la loi, parce qu'il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu'il introduit d'autres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce qu'il corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort" (Diogène Laërce, Vies, livre II, 40, trad. Narcy). Platon, toujours révolté à la fin de sa vie par l'issue du procès, signale dans la Lettre VII (325 b-c) que l'accusation d'impiété était celle qui "convenait le moins à Socrate". À notre époque, Socrate étant considéré comme un précurseur de la modernité, bien souvent, comme le déplore Gregory Vlastos (in Socrate, Ironie et philosophie morale, Aubier 1994 [Cambridge, 1991], p. 220-221), le caractère "profondément religieux" du philosophe a été "évacué des travaux de spécialistes". Il s'agit d'une occultation (ou d'un contresens historique) parmi d'autres, commise par la doxa progressiste de nos intellectuels. Voir note suivante.
[2] Paulin Ismard, L’événement Socrate, Flammarion, 2013, p. 249. Ismard fournit tout un ensemble d'exemples de l'énorme contresens historique. Personnellement, en tant qu'ancien professeur de philosophie en lycée, j'ai pu constater que beaucoup de mes collègues ne signalaient pas l'existence d'un conflit entre Socrate et les démocrates de son temps, le philosophe grec n'étant perçu que sous l'aspect de la victime des "traditionalistes", certains allant même jusqu'à décrire Socrate en partisan zélé de la démocratie !
[3] Gregory Vlastos, Socrate, op. cit., p. 400 : "Voici ce dont Socrate [in Platon, Euthyphron, 3c-d] nous informe (...) : le fait qu'il ait eu des croyances peu conventionnelles ne devait guère préoccuper les Athéniens (...), tandis que la situation changeait du tout au tout s'ils pensaient qu'il propageait ces croyances (en rendant les autres pareils à lui-même) : c'est cela qui les enragerait". Vlastos parle bien du ressentiment des Athéniens envers le philosophe et des conditions politico-religieuses pour que leurs accusations puissent être recevables ou légales.
[4] Voir aussi l'acte d'accusation rapporté par Favorinus d'Arles, cité par Diogène Laërce, cf. supra, n. 1.
[5] C’était bien l’objectif recherché par les démocrates : non pas éliminer physiquement Socrate (ce qui ne pouvait que révolter ses partisans et être l'occasion de nouveaux troubles) mais plutôt le chasser de la cité. Certes, ils ont demandé la mort au cours de l’instruction du procès (voir, supra, n. 1). Toutefois, leur but était de faire pression sur le philosophe pour qu’il proposât, de son côté, l’exil. Il s’avère que Socrate a déjoué ce plan en rejetant d'emblée la solution de l'exil. Son raisonnement était que s'il acceptait au cours du procès la peine de l'exil, ceci afin de rester en vie, il reconnaissait publiquement sa culpabilité. En refusant l’ostracisme et prouvant la fausseté et l'incohérence des trois chefs d’inculpation du procès, la stratégie de Socrate était de plaider sa totale innocence. De fait, il n'avait rien à se reprocher : dans son esprit, il s'était entièrement dévoué à ses concitoyens. Le risque encouru était que, ce faisant, s’il était tout de même déclaré coupable par le jury populaire, il allait inéluctablement vers sa mort. Ce qui est arrivé.
[6] Guy Donnay. "Le parcours intellectuel de Socrate". L'antiquité classique, Tome 78, 2009. p. 58.
[7] V. de Magalhães Vilhena, Socrate et la légende platonicienne, P.U.F., Paris, 1952, p. 80-81.
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