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Propos intempestifs, retours à la parole des anciens

Propos 11 : La philosophie est-elle "fille de la cité" ?

Les historiens et les philosophes des XXème et XXIème siècles expliquent généralement l’avènement de la philosophie et de la science grecques par des causes politiques, structurales, conjoncturelles, voire accidentelles : configuration maritime dispersée de la Grèce, proche cependant des grandes civilisations orientales ayant développé depuis longtemps certains types de savoir (Égypte, Babylone). Voici l’explication généralement proposée : le pouvoir, dès la fondation de la cité grecque à l’époque archaïque s’exerce désormais au grand jour, sur l’agora, sur la place du marché, non pas dans le secret du palais d’un prince. La parole qui devient publique et collective se distingue dès lors radicalement de la parole discrétionnaire, chargée de la puissance du sacré, émanant du pouvoir royal. Il en résulterait cette innovation considérable : l’argumentation indispensable pour faire accepter tel ou tel point de vue sur le plan politique a pu ainsi se développer, bénéficiant d’un cadre institutionnel favorable. Telle est la manière dont la raison discursive s’est installée en Grèce tant dans les esprits que dans les institutions, pour ensuite faire son chemin sur le plan moral et, finalement, scientifique. L’écriture et la science réservées dans les autres civilisations à une élite de scribes dépendants du pouvoir impérial sont devenues publiques, partagées, mises en commun. Ainsi la Raison naissant en Grèce à l’époque archaïque, à la fois science et philosophie, a été proclamée notamment par l’historien Jean-Pierre Vernant "fille de la cité" [1].


Alors qu’au XIXe siècle, Ernest Renan voyait tout au contraire l’avènement de la Raison sous l’angle de l’exceptionnel voire du surnaturel, avec le fameux "Miracle grec", à l’inverse, J.-P. Vernant, marxiste de formation, grand intellectuel et homme d’action de premier ordre dans la Résistance, a tenté d’éradiquer définitivement cette approche en ne retenant que des causes politiques, conjoncturelles et structurelles. Il a d’ailleurs parfaitement réussi : plus personne ne parle maintenant de "Miracle grec" [2].


Loin de moi l’intention de rejeter en bloc l’explication du surgissement de la philosophie par les causes socio-historiques — explication qui, sans conteste, a sa part de pertinence et de vérité. Il me semble cependant qu’on ne peut réduire le "génie grec" à de simples causes politiques et matérielles. L’explication de Vernant paraît, de surcroît, assez statique. Elle pèche, semble-t-il, sur le plan de la dynamique. Elle ne rend pas compte de l’éclosion rapide de la philosophie, les premiers philosophes ayant surgi d’emblée comme des maîtres accomplis. Il me semble que, pour rendre compte de la fulgurance du développement, il ne suffit pas de parler en termes de causes et d’effets, comme s’il n’y avait en somme qu’une mécanique bien huilée. Les causes logiques, en dépit de leur puissance, sont essentiellement inertes : elles ne relèvent que de la loi de l’inertie qui vaut pour tout déterminisme mécanique. La référence à ce type de causalité est, certes, de nature à expliquer l’apparition d’une nouvelle orientation de la pensée logique, non pas son accomplissement rapide.


Ou encore, on peut ajouter ceci : les causes structurelles peuvent expliquer, à la limite, l’avènement de la sophistique comme pensée circonscrite dans le domaine politique. Néanmoins, si on retient comme donnée de base les incessantes palabres des Grecs au sein de l’agora, que faut-il penser des cheminements solitaires, marginaux, parfois méprisés par la foule, propres aux philosophes les plus illustres ? Les premiers philosophes vivent en retrait de la vie sociale. Et la manière dont ils sont perçus est pour le moins significative : dès qu’ils apparaissent, ils passent pour des asociaux, la tête dans les nuées ou les étoiles, et paraissent des plus ridicules : comme le signale Platon dans le Théétète, ce ne saurait être un hasard si le premier philosophe, Thalès, tombant au fond d’un puits en observant le ciel, suscite les moqueries d’une servante thrace. Les philosophes sont difficilement des "fils de la cité" dès lors qu’ils se présentent non pas comme des hommes d’action mais comme des contemplatifs, des solitaires d’humeur plutôt atrabilaire. Ce ne sont même pas des hommes de dialogue : Héraclite dit l’Obscur n’était pas connu pour être spécialement loquace et pédagogue [3]. De fait, il est irréaliste de penser qu’une tête fortement absorbée par les conflits de la cité puisse jamais faire œuvre de philosophe ou de savant, cette tâche exigeant un minimum de distance et de recul [4].






Les premiers philosophes ne sont pas si éloignés des contemplatifs religieux ou mystiques : ils apparaissent comme accaparés, voire émerveillés par la beauté du monde. Le thaumazein que Platon (Théétète, 155d) et Aristote (Métaphysique, A, 2, 982b12 sq. ) identifient comme source première de l’éveil philosophique signifie à la fois "étonnement" et "émerveillement". La nature (phusis) loin d’être écrasante, leur apparaît comme une puissance divine exaltante, dès lors qu’ils parviennent à utiliser certains outils intellectuels capables de la décrire. Les procédés de calcul légués par les peuples orientaux, égyptien et babylonien, leur ont révélé certains secrets de l’architecture du monde. Notamment, sur le plan astronomique, les prévisions scientifiques désormais possibles et fiables, permettent de surmonter l’ignorance misérable et angoissante de la vision primitive. La divinité suprême se manifeste dans toute sa splendeur. Ce n’est pas la nature qui perd de son mystère, interprétation moderne, trop moderne, peu conforme aux spéculations théologiques attribuées aux premiers penseurs : l’heure n’est pas encore au désenchantement. Tout au contraire, c’est la nature comme "bel arrangement" (kosmos) qui prend une dimension de mystère, certains procédés de calcul permettant une révélation partielle et progressive de sa beauté intime. La connaissance mathématique devient rite initiatique, purificatoire, permettant l’accession à une vérité cachée, dès lors que le philosophe parvient à se hisser au niveau du langage des dieux présents en toutes choses. Une telle prise de conscience était bien de nature à faire du nouvel initié un enthousiaste, un asocial, un marginal, un incompris, objet de risée de la part de la foule des ignorants.


Platon présente à cet égard, dans le Phèdre, le portrait du philosophe d’une manière peu édifiante, si on ne se limite qu'au cadre restreint de la cité :


Mais, comme il (le philosophe) s’écarte des objets où tend le zèle des hommes et qu’il s’attache à ce qui est divin (kai pros tôi theiôi gignomenos), la foule lui remontre qu’il a la tête à l’envers, alors qu’il est possédé d’un dieu (enthousiazôn) ; mais la foule ne s’en rend pas compte ! » (Platon, Phèdre, 249c-d, trad. L. Robin).


C’est bien le terme très fort (possédé d'un dieu) désignant le fait d’être enthousiaste (enthousiazôn) qui apparaît dans cette description du philosophe. Ce portrait qui représente, dans ce passage du Phèdre, l’initié à la plus haute des initiations mystiques (c’est-à-dire la philosophie) [5], rappelle fortement la figure du philosophe du Théétète (172c - 176b), illustrée par l’exemple emblématique de Thalès. Précisions que, dans ce dialogue-ci, Socrate faisait intervenir la figure du penseur ionien (Thalès), tout juste après avoir paraphrasé certains vers inspirés de Pindare :


Sa pensée (dianoia), pour qui tout cela [le monde des hommes] n’est que mesquineries et néant, dont elle ne tient compte, promène partout son vol (tauta panta hègèsamenè), comme le dit Pindare, "sondant les abîmes de la terre (ta te gâs hupenerthe)" et mesurant les étendues "au terme des profondeurs célestes (ouranou th’huper)", poursuivant la marche des astres, et, de chaque réalité, scrutant la nature dans son détail et dans son ensemble (kai pâsan pantèi phusin ereunômenè tôn ontôn hekastou holou), sans que jamais elle se laisse redescendre à ce qui est immédiatement proche (Platon, Théétète, 173e-174a) (trad. Diès).


Or, Socrate précise que ce philosophe accompli dont la pensée s’envole au-dessus de toutes choses, de fait, n’emprunte jamais, ne connaît même pas le chemin qui mène à l’agora :


Ceux-là (les meilleurs philosophes), il faut dire d’abord que, dès leur jeunesse, ils ne connaissent pas quel chemin conduit vers l’agora (oûtoi de pou ek neôn prôton men eis agoran ouk isasi tèn odon), ni où se trouve le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique (oude opou dikastèrion è bouleutèrion è ti koinon allo tès poleôs sunedrion). Ils n’ont ni yeux ni oreilles pour les lois ou les décrets proclamés ou écrits. (…) S’il s’abstient d’en prendre connaissance ce n’est point par gloriole, c’est qu’en fait son corps seul gît dans la cité, il y réside en étranger (Théétète, 173 c).


Voici encore ce que rajoute Socrate :


Le philosophe est "celui qui cherche à s’évader au plus vite d'ici-bas et à s’assimiler à Dieu dans la mesure du possible (homiôsis theôi kata ton dunaton) (176b).


Toutes ces références textuelles émanant des Anciens confirment l'appréciation historique suivante : Vernant explique assez bien, semble-t-il, l’avènement de la rhétorique, mais ne rend pas exactement compte de celui de la philosophie en tant que mystique (la mystagôgia dont parlait Proclus). Il manque au sein de son explication pourtant couramment admise de nos jours, la prise en considération d’un élan spirituel détournant les philosophes de la vie politique. Le peuple grec, par une certaine élite de contemplatifs, dès la période archaïque a exprimé son génie d’une manière originale, puissante et féconde. Ernest Renan n’avait peut-être pas complètement tort d’y voir une sorte de miracle, quand bien même la notion de "miracle" ne serait pas grecque.


Comment rendre justice à l’originalité et à l’impact considérable des premiers philosophes ? Comment amender un tant soit peu l’approche structurale de Vernant partiellement lacunaire, pour le moins ? Une piste élémentaire serait d’examiner comment les Anciens voyaient eux-mêmes la fondation de leur civilisation et de leur culture philosophico-scientifique. N’étaient-ils pas mieux placés que nous pour en juger ?


Nous avons entrevu le point de vue platonicien fondé sur le paradigme du présocratique Thalès. Il s’avère, d’une manière générale, que les Anciens n’expliquaient pas leur origine civilisationnelle par des causes matérielles, politiques ou structurelles mais, d’une manière personnalisée, par le surgissement de héros civilisateurs ayant prononcé des discours fondateurs, ayant fixé une vision du monde, ayant proposé des perspectives d’accomplissement pour l’homme. Les Anciens voyaient généralement, à l’origine, un discours plus ancien qu’eux-mêmes, un Palaios Logos, une Parole Antique énoncée et propagée par tel ou tel personnage inspiré ayant, à un moment donné, impulsé un élan, tenu des propos marquants susceptibles de mobiliser durablement les esprits.


Un exemple parmi d'autres : alors que les médecins de son temps commençaient à être acquis à un certain progressisme scientifique, Galien (IIIe siècle ap. J.-C.), commentateur d'Hippocrate, se maintient dans la vision traditionnelle qui représentait l'opinion commune de l'antiquité antérieure dite classique, partagée tant par les sophistes que par les philosophes, à savoir celle-ci :


Il me semble que le premier discours a déjà pénétré toutes choses (dokô moi panta ton prôton èdè peperanthai logon). [6]

Tout a été dit par un "premier discours", l'apparente progression du savoir n'étant en réalité qu'un commentaire interprétatif de ce discours, qu'une vérification de sa très grande pertinence. Pour les philosophes grecs, les héros civilisateurs ayant prononcé le prôtos logos sont, de fait, légendaires. Le principal pour eux était Orphée ayant énoncé le Palaios Logos, dont nous donnerons un aperçu lors d'un prochain Propos. Toutefois, comme exemples moins anciens et moins légendaires de ces personnages charismatiques (avant leur disparition définitive de la scène de l’histoire), nous pouvons citer, évidemment, Socrate d’Athènes et, avant lui, Pythagore de Samos. Ce dernier ayant débarqué en Italie du Sud durant la deuxième moitié du VIe siècle av. J.-C., a prononcé des logoi, des discours mémorables adressés aux habitants de Crotone. Ces discours mémorisés par les disciples ont été rédigés et sauvés de l’oubli par le premier historien de philosophie, Dicéarque, originaire de Messine, ayant pu entrer en contact avec les dernières communautés pythagoriciennes existantes. [7]


Tout porte à croire que Pythagore, par ses logoi, a été à l’origine d’un intense foyer culturel, scientifique, philosophique et même artistique qui a essaimé en Italie du Sud et en Sicile. Cette riche région parsemée de cités coloniales qui avaient tendance à s’engourdir dans le sybaristisme, a pu connaître grâce à l’impulsion du philosophe un renouveau culturel considérable, dont les historiens grecs avaient parfaitement conscience, cette contrée étant dès lors devenue ce qu’on a appelé la "Grande Grèce". Un exemple très important est celui du sculpteur Pythagoras de Rhégion (émule du philosophe ?) qui a fixé le nouveau canon esthétique spécifiquement grec en introduisant une conception des proportions fondée sur l’imitation (mimèsis), permettant dès lors la représentation de la mobilité, passant ainsi du style hiératique et statique hérité de l’Égypte à une représentation dynamique du corps humain. [8]


Socrate, quant à lui, est le dernier des héros civilisationnels grecs. Comme nous l’avons déjà remarqué, il a fait irruption sur l’agora Athènes, pour encadrer, contenir sur le plan éthique un rayonnement civilisationnel antérieur qui était, à l’origine, l’œuvre de stratèges de premier ordre : Thémistocle et Périclès, personnages charismatiques et clairvoyants, doués par surcroît d’un talent oratoire exceptionnel, l’un ayant sauvé la Grèce des envahisseurs perses, l’autre ayant fait d’Athènes une puissance hégémonique susceptible de détrôner Sparte.





Anaxagore de Clazomène, conseiller de Périclès

Détail de la fresque de l'université nationale et capodistrienne d'Athènes




Le cas de Périclès s’avère spécialement intéressant car, bien qu’il n'ait pas été un philosophe contrairement à Pythagore et à Socrate, ce politique est souvent cité en exemple pour confirmer l’origine citoyenne de la philosophie. D’une part, son action politique et son scepticisme ont pu s’inspirer de la pensée d’Anaxagore de Clazomène, théoricien de la nature (phusiologos), selon la formulation d’Aristote, d’autre part, il utilise dans son fameux Discours aux morts (logos epitaphios) rapporté par Thucydide, le verbe philosophein. Voici ce qu’il dit dans une formule célèbre, très rythmée, mais très difficile à traduire exactement :


Φιλοκαλοῦμέν τε γὰρ μετ' εὐτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας.


- Traduction de Jacqueline de Romilly : "Nous (Athéniens) cultivons le beau dans la simplicité, et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté" (Thucydide, 2, 40, Les Belles Lettres C.U.F.).

- Traduction de Cornelius Castoriadis : "Nous sommes dans et par l’amour de la beauté et de la sagesse et l’activité que suscite cet amour ; nous vivons par, avec, et à travers elles – mais en fuyant les extravagances de la mollesse".


Castoriadis a voulu ainsi éviter une interprétation anachronique de la formule en insistant sur le contexte politique du discours de Périclès et sur le fait que les verbes philokaloumen et philosophoumen doivent être compris comme correspondant à des activités particulières d’un type de cité démocratique. Il ne retient donc pas à la base, contrairement à ce que dit Platon, le genre de vie contemplatif de penseurs isolés, indépendants de l’action politique. Castoriadis voit dans la formule et dans ce logos mémorable "le plus grand monument de la pensée politique" qu’il lui ait été donné de lire. La signification des verbes en tant que modes d’action est pour lui essentielle : "Par, avec et à travers elles (la beauté et la sagesse)": on est dans l’être et l’agir, non dans l’avoir : en aucun cas, dit-il, "dans la consommation culturelle".


Hannah Arendt avait aussi auparavant retenu, dans le philokaloumen, la dimension d’engagement et surtout de jugement politique. Voici sa traduction :


Nous aimons la beauté (philokaloumen) à l’intérieur des limites du jugement politique (met’euteleias), et nous philosophons (philosophoumen) sans le vice barbare de la mollesse (La Crise de la culture, trad. française, Paris, Gallimard, 1972, p. 274).


Je n’ai pas l’intention ni la prétention de discuter en détail ces traductions [9]. Je me contenterai d’une ou deux remarques. Les deux commentateurs-traducteurs que je viens de citer avaient chacun été confrontés aux horreurs et aux atrocités du nazisme et l’on conçoit bien— cela paraît tout à fait légitime — qu’ils aient tenté de retourner aux fondements de notre civilisation et conçu en antidote, face au totalitarisme, l’institution de cité grecque, comme cadre institutionnel ayant favorisé (ou n’ayant pas entravé) l’essor de la philosophie. Par voie de conséquence, ils ont relevé les aspects compatibles entre politique de la cité et philosophie, en effaçant quelque peu les incompatibilités.


Entièrement d’accord pour relever, comme le préconisent ces traducteurs, la signification politique de la formule de Périclès. Il me semble cependant que la mollesse "barbare" évoquée par Arendt n’est pas vraiment impliquée dans le propos de l’Athénien. Ce ne sont pas les Barbares qui sont dans la ligne de mire de Périclès mais les Spartiates et même certains Athéniens. L’orateur s’oppose, en fait, à un préjugé tenace qui commençait à se répandre probablement à Sparte et à Athènes même, auquel Socrate, contemporain de Périclès, a été confronté. L’homme politique, en 431, se sent obligé de rajouter au "nous philosophons" (philosophoumen) l’expression : "sans mollesse" (aneu malakias). Il sous-entend par-là que l’activité de philosopher réduite à elle-même peut, d’une manière générale laisser planer un risque de "dévirilisation" des citoyens — risque que les Athéniens auraient neutralisé, d’après Périclès —, ceux-ci ayant pu dès lors se mesurer aux austères Spartiates non-philosophes.


Qu’en est-il exactement de la philosophia à l’origine ? La plus ancienne trace d’un mot de la famille de philosophia remonte au VIe siècle et se perçoit dans un fragment d’Héraclite avec l’expression archaïque philosophous andras [10] (hommes philosophes) désignant vraisemblablement, sous un angle ironique, les Pythagoriciens. [11] Une autre source moins ancienne mais fiable, Héraclide de Pont (IVe s. av. J.-C.), rapporte le néologisme philosophos à Pythagore [12] au sein d’une parabole appelée Panégyrie, qui classifie trois genres de vie, impliquant des types d’hommes bien distincts (le philosophos ami de la sagesse, le philochrèmatos ami des richesses et le philotimos ami de l’honneur). Tel est, fort probablement, le sens originairement mélioratif du terme. Cette signification liée à une panégyrie (un voyage festif pour différents motifs), semble être reprise au Ve siècle par Hérodote. [13]


À Athènes, en 431 av. J.-C., on le voit avec Périclès, la notion de philosopher était tombée dans le domaine public, pour être ensuite perçue d’une manière de plus en plus péjorative : "On allègue (legousi), à l’encontre de tous ceux qui font de la philosophie, les activités suivantes (ta kata tôn pantôn philosophountôn) : mener des recherches sur ce qui se passe dans le ciel et sous la terre, ne pas reconnaître les dieux et faire de l’argument le plus faible le plus fort" (Platon, Apologie, 23d, 29c). Ce qui relevait d’une simple suspicion à l’époque de Périclès devient une dizaine d’années après sa mort l’objet d’une véritable aversion, amalgamant à la fois philosophie en tant que quête de vérité et sophistique, en tant que quête de l’argument fort non nécessairement vrai. Une telle aversion a pu se répandre dès les premières représentations de la comédie les Nuées d’Aristophane, qui ont eu lieu à Athènes en 423 av. J. C. Un demi-siècle plus tard, Platon s’est fait plusieurs fois l’écho de cette très mauvaise réputation dont pâtissaient ceux qui philosophaient (hoi philosophoûntes, Phédon, 64b, Lois, XII, 967c-d), ceux qui s’adonnaient à la philosophie (epi philosophian hormèsantes, République VI, 487d), en essayant d’en comprendre les ressorts et de l’analyser en profondeur. Selon cette doxa, les philosophes étaient considérés "comme devenant étranges, sinon tout à fait pervers (panu allokotous gignomenous, hina mè pamponèrous)". En cela se révèle le fait historique d’un sévère contentieux, au moins dans la dernière partie du Ve siècle et au début du IVe siècle, entre le peuple d’Athènes et ceux qui étaient dits "philosopher" — un contentieux suffisamment important pour se solder par la condamnation à mort de Socrate en 399. Un contentieux en tout cas copieusement alimenté, on l’a vu, par les notables et les rhéteurs du parti de la démocratie athénienne.


Toutefois, dans certains milieux de la sophistique et de la rhétorique, correspondant à ce qu’on pourrait appeler les "Lumières des Ve et IVe siècles", mouvement impulsé, on l’a dit, par Périclès, on pouvait reconnaître comme utile, voire souhaitable, de "philosopher" dans sa jeunesse. En cela, a pu se développer un sens rhétorique du terme philosophia, répercuté au début du IVe siècle, par Isocrate et Alcidamas, probablement à partir du philosophoumen de Périclès, répercuté aussi par le sophiste Pausanias dans le Banquet de Platon, 182c sq. Cependant, toujours dans ces mêmes milieux mondains, il était fortement déconseillé d’y consacrer sa vie (cf. Isocrate, Sur l’échange, 268 [14] ; Adimante chez Platon, République 487c-d). Passer sa vie à philosopher était perçu comme "non viril" (anandros, Platon, Gorgias, 485c-d) vain, inutile, correspondant à une perte de temps (Théétète, 173c) et à une fuite des affaires, qui méritaient bien l’opprobre général, voire le châtiment public (Gorg., 485c-d).


Comment dès lors continuer à soutenir avec Vernant, Castoriadis et Arendt et tant d’autres spécialistes que la philosophie est "fille de la cité" ?


À vrai dire, la pratique de la philosophie était perçue comme paradoxos (au sens étymologique, de "contraire à l’opinion commune"), contraire à la politique démocratique au moins à deux titres. Elle était vue comme susceptible de : a) saper les fondements et les valeurs de la cité (selon la doxa populaire) ; b) déboucher sur un genre de vie qui marginalisait les individus qui s’y adonnaient en les réduisant à des sous-hommes (anandroi), selon Calliclès (représentant paradigmatique la doxa des élites). On retrouve bel et bien, ici, l’ancien préjugé de mollesse (malakia) porté à l’extrême, qui entacherait nécessairement toute pratique philosophique prolongée, a fortiori si celle-ci correspondait à un genre de vie spécifique (Platon Rép. X, 600b ; Phédon, 66b), comme le voulaient au départ Pythagore et ses disciples.


Pour conclure sur la question de savoir si, oui ou non, la philosophie peut être considérée comme étant la "fille de la cité", on peut citer le très beau texte de Marcel Detienne :


Vers la fin du VIe siècle, la Grèce voit naître dans les milieux particularisés un type de pensée philosophique et religieuse qui est aux antipodes de celui des sophistes. L’opposition s’affirme sur tous les points : celle-ci est une pensée à caractère laïcisé, tournée vers le monde extérieur, axée sur la praxis ; celle-là est une pensée à caractère religieux, repliée sur soi, inquiète de salut individuel. Si les sophistes, comme type d’homme et comme représentants d’une forme de pensée, sont les fils de la cité, et s’ils visent essentiellement dans un cadre politique à agir sur autrui, les mages et les initiés vivent en marge de la cité et n’aspirent qu’à une transformation tout intérieure. À des fins diamétralement opposées correspondent des techniques radicalement différentes. Si les techniques mentales de la Sophistique et de la Rhétorique marquent une rupture éclatante avec les formes de pensée religieuse qui précèdent l’avènement de la raison grecque, les sectes philosophico-religieuses, au contraire, mettent en œuvre des procédés et des modes de pensée qui s’inscrivent directement dans le prolongement de la pensée religieuse antérieure. [15]


Force est de constater que le Socrate du Ve siècle que Platon s’est évertué à représenter est à classer parmi les héritiers des initiés et des membres des sectes philosophico-religieuses du VIe siècle (voir Platon, Gorgias, 493a-b, 507e-508a, 523a sq.).



J.-L. P., le 30/11/2022




[1] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero , 1965, p. 314 (derniers mots de l’essai). Voir aussi Pierre Vidal-Naquet, "La raison grecque et la cité" (1967), article repris dans Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspero, 1981, p. 319-334, en particulier p. 333.

[2] Ernest Renan,"Prière sur l’Acropole" in Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Pour Jean-Pierre Vernant, au contraire, il ne saurait y avoir de "miracle" : le logos d’abord implicite dans le muthos passe seulement au niveau explicite. Voir Mythe et société en Grèce ancienne, "Les raisons du mythe", Paris 1974, p. 207 sq.

[3] Platon, Sophiste, 243a. Parlant des Présocratiques, l’Étranger d’Élée dit ceci : "Ils ont trop négligé d’abaisser leurs regards sur le foule que nous sommes ; car c’est sans se mettre en peine si nous les pouvons suivre en leurs développements ou si nous traînons en arrière, qu’ils vont, chacun poussant à bout leur thèse" (trad. Diès). En fait, il faudra attendre Socrate (avec son dialegesthai) pour que la philosophie descende de son piédestal, investisse la place publique et on sait ce que cela lui a coûté. Si les structures politiques de la cité ont rendu indirectement possible une recherche philosophique relativement indépendante, elles ne l’ont pas spécialement favorisée. Lorsque Jean-Pierre Vernant (Mythe et Pensée, I, op. cit. p. 178) invoque, à partir d’une lettre apocryphe attribuée à Thalès et adressée à Phérécyde (Diog. Laërce, I, 43), l’existence d’une communauté de dialogue des philosophes sur la base du koinon (commun) de la cité, il nous semble qu’il simplifie le problème : les premiers philosophes ne sont pas vraiment des dialoguants et, si jamais ils dialoguent, c’est confidentiellement, en marge de la foule et de la cité.

[4] Diogène Laërce, Vies et doctrines, I, §23 : "Après s’être occupé de questions politiques, il (Thalès) s’adonna aux spéculations sur la nature (…). Lui-même déclare, ainsi que le rapporte Héraclide Pontique, avoir mené une vie solitaire et privée". Même Socrate, arpentant l’agora, avait pris le sage parti de ne pas se mêler des polémiques de la cité (Platon, Apol. 31d).

[5] Voir le second discours de Socrate (Phèdre, 243e-257b) où il est question d’initiation à la suprême béatitude (250b-c).


[6] Galien, Sur les Éléments d’Hippocrate, 1, 488 (Littré).

[7] Voir Jean-Pierre Schneider in Dictionnaire des philosophes antiques, II, p. 760. Originaire de la cité sicilienne de Messine, Dicéarque a dû naître vers 376 av. J.-C. Il fut en relation avec Aristoxène de Tarente, comme en témoigne une lettre (fr. 70 Wehrli) : "On suppose que les deux philosophes ont fréquenté les cercles pythagoriciens en Grande Grèce, en Sicile ou dans le Péloponnèse, avant leur entrée au Lycée". Ils devinrent en effet des disciples d’Aristote.

[8] Voir mon livre Symmetria et Rationalité harmonique, 2005, p. 48, n. 4 et p. 205-207.


[9] Pour une étude sur Jean-Pierre Vernant et pour une comparaison des trois traductions (Romilly, Castoriadis, Arendt), voir Jean Hertog : "La cité grecque et les sombres temps" in: Le Genre humain, Le Seuil 2012/2 N° 53, p. 175 à 183. Au sujet de l'interprétation d'Hannah Arendt de la formule de Périclès, voir Paul Demont, "Hannah Arendt et la philosophie politique grecque" in: Tradition classique et modernité. Actes du 12ème colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 19 & 20 octobre 2001. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2002. p. 21-41.

[10] Héraclite, fr. DK 22B35 = 9D40 Most-Laks. Voir R. Joly, "Platon ou Pythagore ? Héraclide Pontique, fr. 87-88 Wehrli", Bruxelles, 1970, p. 136-148. Voir aussi Monique Dixsaut dans Le Naturel philosophe, 1985, Vrin, 2001², Appendice I, p. 369-370, qui met en évidence le sens ironique du fragment 35 d'Héraclite, non perçu par Clément d’Alexandrie, rapporteur de la citation. Les "hommes philosophes" semblent bien désigner, selon Dixsaut, les Pythagoriciens. Dixsaut tire la conclusion suivante : "De Pythagore à Hérodote en passant peut-être par Héraclite, être philosophe, philosopher désignent pratiquer la sophia en la cherchant. (…) Philosopher consiste à discerner en chaque chose l’envers : le Nombre (Pythagore)… ".


[11] Dans la première moitié du Ve siècle, Zénon d’Elée aurait écrit un traité Contre les philosophes (DK 29 A2 = Most Laks R35). Or cela n’a pas de sens qu’un ami du savoir écrive contre les amis du savoir. Donc le mot philosophos devait désigner un type de penseurs avec lesquels Zénon ne voulait pas être confondu, donc certainement les Pythagoriciens qui vivaient en Grande Grèce comme c'était son cas.


[12] Une ancienne parabole de la Panégyrie rapportée à Pythagore est relatée par Héraclide Pontique (fr. 87-88 Wehrli) impliquant des genres de vie. Voir la parabole dans D.L. VIII, 8, Jamblique, V. Pyth. §58-59 et Cicéron, Tusculanes V, 3, 8-9. Robert Joly (Le thème philosophique des genres de vie dans 1'antiquite classique, 1955), s’est opposé à Werner Jaeger et A. J. Festugière. Pour un compte rendu actualisé de cette importante controverse, voir mon livre Socrate et l'énigme des Dialogues de Platon, 2020, p. 350, n. 4. La tendance des spécialistes est maintenant de reconnaître l'origine pythagoricienne du terme philosophia. Notons qu'il est dit dans le Phédon et le Criton que Socrate et ses disciples entretenaient des relations avec Echécrate et la communauté pythagoricienne de Phlionte où, d’après la parabole, le néologisme de philosophos avait été forgé par Pythagore. Il semble donc que l’action du Phédon, qui se passe à Phlionte, consiste à renouveler, au sein de cette cité, l’ancienne notion de philosophos, en l’enrichissant de l’apport socratique, faisant ainsi comprendre que Socrate doit être perçu comme un nouveau Pythagore. Ajoutons que dans la première histoire de la philosophie rédigée par le Péripatéticien Dicéarque, Pythagore passait pour le premier des megaloi philosophoi, réputés comme tels. Voir Socrate et l'énigme..., p. 303 sq.


[13] Hérodote (I, 30, 2) utilise la notion de philosophein (ὡς φιλοσοφέων) chez Solon, associée au thème du voyage dans un but de connaissance (ce qui n’est pas sans rapport avec la Panégyrie).


[14] Il est significatif de voir que parmi ceux qui pratiquent la philosophia durant toute leur vie, Isocrate rassemble ceux qu’il appelle des "sophistes", à savoir Empédocle, Ion, Alcméon, Parménide, Melissos et Gorgias, c’est-à-dire des penseurs de la Sicile et de la Grande Grèce, issus du second foyer de développement de la pensée grecque en Italie du Sud (après le premier foyer de Milet sur la côte ionienne), dont l’arrivée de Pythagore à Crotone a été le point de départ (D. L. Prologue, 13). L’aversion des Athéniens envers la philosophie a été analysée par Mario Vegetti dans : « Le règne philosophique » dans la Philosophie de Platon, dirigé par M. Fattal, Paris 2001, p. 269-274.


[15] M. Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque (1967) p. 124-125, (2006) p. 210-211.

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