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Propos intempestifs, retours à la parole des anciens

Propos 9 : Platon "traditionaliste à l’extrême", selon Simone Weil


Durant ses études, Simone Weil a pu acquérir une solide formation au rationalisme, notamment en classes préparatoires sous la tutelle d’Alain (Émile Chartier). Il est dès lors curieux de constater que, plus tard, après être devenue agrégée de philosophie, elle en est venue à voir en Platon non plus un lointain précurseur du rationalisme moderne (cher à Alain), mais un traditionaliste, voire aussi un mystique, ces deux qualificatifs n’ayant chez elle aucune connotation péjorative, bien au contraire. Ainsi donc, Simone Weil est une philosophe du XXe siècle venue de la gauche républicaine, syndicaliste et rationaliste, ayant opéré une totale conversion : la société devient même pour elle le "gros animal", la bête de l'Apocalypse, l'obstacle entre l'homme et Dieu. Comment diable (il faudrait plutôt dire : "comment Dieu") cela est-il possible ? Mystère.


La citation de l’intitulé de ce 9ème Propos est tirée d’une lettre de Simone Weil à son frère mathématicien (Janvier-Avril 1940), rapportée dans Sur la science. S. W. évoque le lien entre mathématiques grecques et préoccupations religieuses généralement attribuées à Pythagore, transmises par Platon. Le philosophe athénien apparaît dès lors comme étant le grand transmetteur d’une tradition mystique méconnue car secrète, encore plus ancienne. Le rapport à la tradition (en particulier orphico-pythagoricienne) est assez fréquent mais souvent "voilé" chez Platon. Toutefois, à un moment donné, le penseur grec abat ses cartes d’une manière un peu plus explicite, comme le montre un certain passage du Philèbe (16c) [1]. C’est sur ce passage que s’appuie S. W. pour mentionner le "traditionalisme" de Platon. Voici, en effet, ce qu’elle dit à son frère :


Car Platon est traditionaliste à l'extrême, et dit souvent : « Les hommes anciens, qui étaient beaucoup plus près que nous de la lumière... » (faisant évidemment allusion à une antiquité bien plus reculée que celle de Pythagore) ; d'autre part il affichait à la porte de l'Académie : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre » et disait : « Dieu est un perpétuel géomètre » (Simone Weil, Sur la science, éd. 1966, p. 152).








De toute évidence, si ce traditionalisme est "à l’extrême" Platon ne saurait être, selon Simone Weil, qu’un amateur occasionnel des traditions. Il est vrai cependant que cette formulation pouvant prêter à confusion mérite d'être discutée [2]. Toujours est-il que par cette apologie de la Tradition chez Platon, la philosophe détonne, se situant résolument à contre-courant des lectures modernes du philosophe antique. On peut y voir comme une inauguration assez brutale (tolérable dans cette correspondance privée, significative tout de même) : Simone Weil trace ainsi avec force une nouvelle ligne directrice qui va gouverner désormais toute son herméneutique des textes platoniciens.


Dans cette lettre, la philosophe s’est contentée de citer le passage du Philèbe d’une manière abrégée. Probablement parce que ce texte était connu de son frère. Elle a pu en fournir, par ailleurs [3], une traduction en bonne et due forme. La voici. C’est Socrate qui parle :


C’est là un don des dieux aux hommes (theôn men eis anthrôpous dosis), cela est évident pour moi (hôs ge kataphainetai emoi) ; et de quelque endroit du séjour des dieux (pothen ek theôn), il a été jeté par un Prométhée [4] en même temps qu’un feu très lumineux (erriphè dia tinos Promètheôs hama phanotatôi tini puri). Les anciens qui valaient mieux que nous et qui habitaient plus près des dieux (kai hoi men palaioi, kreittones hèmôn kai egguterô theôn oikountes), nous ont transmis cette tradition (tautèn phèmèn paredosan), c’est que les réalités dites éternelles [5] procèdent de l’un et du plusieurs (hôs ex henos men kai pollôn ontôn tôn aei legomenôn einai) et portent enracinées en elles la limite et l’indétermination (peras de kai apeirian en autois sumphoton exontôn). [6]


Lorsque Socrate dans le Philèbe parle des anciens (hoi palaioi) ayant reçu la révélation de cette méthode fournie par quelque Prométhée, Simone Weil en déduit que cette révélation doit être plus ancienne [6] que les Pythagoriciens seulement vieux d’un siècle et demi, au moment de l’écriture du Philèbe. Sur ce point elle remarque deux choses : 1) les Pythagoriciens sont seulement les dépositaires d’une tradition immémoriale d’origine préhellénique ou égyptienne (en cela on peut parler de la Tradition) ; 2) la Tradition a un caractère à la fois métaphysique, mathématique (impliquant le Nombre à la fois généré et éternel, généré par le rapport entre le Limitant, principe d’unité, et l’Indétermination, principe de pluralité) et aussi religieux, souligné avec la figure de Prométhée.


Quoi qu’il en soit, Simone Weil a tout à fait raison de noter l’insistance de Platon à magnifier cette tradition, non seulement avec le contenu même du message fondamental et principiel (portant sur les choses dites éternelles : ontôn tôn aei legomenôn), mais aussi avec les deux termes positifs : phèmè (tradition orale, révélation) et le verbe paradidômi (transmettre une tradition).


Bien évidemment, le spiritualisme de Simone Weil est contemplation du divin en soi et par soi. Cela ne l’empêchera pas de reprendre à son compte le point de vue platonicien de République, VI, dénonçant la corruption (diaphtheiresthai) exercée par les sophistes du IVe siècle av. J.-C. (premiers contempteurs de la Tradition) et de déplorer la maltraitance par le social (ou par le gros animal) de ceux qui, parce qu’ils sont inspirés par le divin, en viennent à désobéir à la doxa. Nous y reviendrons.





Dans d’autres textes, le traditionalisme de Platon se voit explicité plus en détail. Signalons, avant de citer les textes concernés, que nous sommes en 1941-42. Simone Weil est à Marseille (pour le moment en zone libre, la philosophe étant en attente d’un embarquement) et jette rapidement sur le papier quelques notes manuscrites plus ou moins abrégées et raturées, en vue de préparer des conférences sur Platon (des commentaires de ses textes relatifs à son rapport à Dieu), devant des religieux. Il faut voir ces notes à la fois comme des traces écrites de visions fulgurantes qui la traversent et comme des points de repère pour une future communication orale. Il va de soi que S. W. parvenue à la maturité de sa pensée, est en mesure de justifier, d’expliciter la moindre de ses allégations, même celles qui sont notées avec la plus grande brièveté.


Comment se déploie le traditionalisme de Platon et, partant, de Simone Weil elle-même ? Lisons quelques textes qui énoncent les convictions de fond de la philosophe (note manuscrite 1 dans Dieu dans Platon).


Spiritualité dans Platon. i.e. spiritualité grecque. Aristote est peut-être en Grèce le seul philosophe au sens moderne, et tout à fait hors de la tradition grecque – Platon est tout ce que nous avons de la spiritualité grecque, et encore des œuvres de vulgarisation.


Il faut deviner. Du fait qu'une idée ne s'y trouve pas ou pas explicitement… Qu'est donc Platon? Un mystique héritier d'une tradition mystique où la Grèce baignait.


Vocation de chaque peuple de l'antiquité ; un aspect des choses divines (sauf les Romains). Israël : unité de Dieu. Inde : assimilation de l'âme à Dieu dans l'union mystique. Chine : mode d'opération propre à Dieu, plénitude de l'action qui semble inaction, plénitude de la présence qui semble absence, vide et silence. Égypte : immortalité, salut de l'âme juste après la mort, par l'assimilation à un Dieu souffrant, mort et ressuscité, charité envers le prochain. Grèce (qui a subi beaucoup l'influence de l’Égypte) : misère de l'homme, distance, transcendance de Dieu.


Tout cela paraît assez explicite. Notons, à la base, que Simone Weil invoque une autre méthode qui s’inscrit totalement aux antipodes du littéralisme assez desséchant, venu ces derniers temps du protestantisme (Allemagne, pays anglo-saxons) : « il faut deviner ». C’est une erreur de croire que tout est dit dans les textes. De Platon, il ne nous est parvenu que des œuvres de vulgarisation, dit-elle. Elle y reviendra. Il faut distinguer ce que Platon divulguait dans ses Dialogues et ce qu’il réservait aux initiés selon le medium de l'oralité. Par chance, dans les notes de ses cours réunies par un éditeur antique sous le titre Métaphysique (Meta ta physika), Aristote nous a livré (pour les soumettre à la réfutation) de longs aperçus sur les agrapha dogmata, les doctrines non écrites fortement teintées de pythagorisme, dont Platon réservait les contenus principiels à ses proches disciples [8]. Notons que le passage 16b du Philèbe, cité précédemment dans la traduction de Simone Weil, est le passage des Dialogues qui se rapproche le plus de l’enseignement secret ou plutôt non divulgué [9] de Platon, comme l’avait signalé Porphyre durant l’antiquité tardive.


Notons encore cette large vision panoramique et universaliste du traditionalisme de S. W. : chaque grande civilisation s’est distinguée en ayant offert et en ayant commenté un certain aspect du divin, chacune venant ainsi compléter le message des autres religions (nous permettant de circonscrire la Tradition). La philosophe a pu dès lors cerner la spécificité de la tradition grecque à travers deux thèmes, l’un tragique, l’autre sotériologique : vision de la misère de l’homme et promesse de salut accordé à l’homme par un Dieu transcendant. Simone Weil cite Homère (pour le tragique), Euripide et, ensuite, certains vers orphiques (pour le salut au moyen d’un amour mystique) qu’elle a puisés dans l’édition des textes grecs compilés dans Die Fragmente der Vorsokratiker d’Hermann Diels, dont elle offre une traduction définitive après de multiples versions. Ensuite, elle revient sur Platon, penseur mystique et sotériologique dont le message préfigure celui des Évangiles (notes manuscrites 2 et 3) :


Platon. Savoir deux choses à son sujet:

1°) Ce n'est pas un homme qui a trouvé une doctrine philosophique. Contrairement à tous les autres philosophes (sans exception, je crois), il répète constamment qu'il n'a rien trouvé, inventé, qu'il ne fait que suivre une tradition, que parfois il nomme et parfois non. Il faut le croire sur parole.

Il s'inspire tantôt de philosophes antérieurs dont nous possédons des fragments et dont il a assimilé les systèmes dans une synthèse supérieure, tantôt de son maître Socrate, tantôt de traditions grecques secrètes dont [ms. 3] nous ne savons presque rien, sinon par lui, la tradition orphique, la tradition des mystères d’Éleusis, la tradition pythagoricienne qui est la mère de la civilisation grecque, et très probablement des traditions d’Égypte et d'autres pays d'Orient.

(…)

2°) Nous ne possédons de Platon que les œuvres de vulgarisation destinées au grand public. On peut les comparer aux paraboles de l’Évangile. Du fait que telle idée ne s'y trouve pas, ou ne s'y trouve pas implicitement, rien ne permet de penser que Platon et les autres Grecs ne l'avaient pas.

Il faut essayer de pénétrer à l'intérieur en s'attardant sur des indications parfois très brèves, en rapprochant des textes dispersés.

Mon interprétation: Platon est un mystique authentique, et même le père de la mystique occidentale (in "Dieu dans Platon" ms 1-3, Écrits de Marseille, in Œuvres compl. IV, 2, 75-78).


Le ton est ferme, doctoral, impératif, peut-être trop dogmatique pour certains. En fait, sous cette apparence didactique (voire scolaire), il nous faut nous demander si ce n’est pas une vue inspirée de Platon que Simone Weil nous livre [10]. Et, paradoxalement, ce n’est pas parce que cette vision est inspirée qu’elle est nécessairement subjective, susceptible d’être faussée à la base. La question d’une vérité intrinsèque du discours est à poser en tout cas.


Certes, il s’agit d’un point de vue d’ensemble sur le philosophe antique. On ne dira pas pour autant que ce n’est qu’une opinion parmi d’autres : on l’a remarqué, Simone Weil est parvenue à s’extraire de l’opinion moderniste, progressiste de ses contemporains, qui était celle de son maître, Alain. Elle n’adhère pas davantage à la doxa romantique ou esthétisante du "Platon artiste", qui se développe à son époque chez les Nietzschéens, représentant un autre volet du modernisme (qui est à la base depuis Descartes un subjectivisme) : un volet consistant à monter en épingle l’aspect subjectif au sens noble. Cela veut dire : insistance sur l’esprit créatif, ingénieux (S. W. dit au contraire : "il n'a rien trouvé, inventé" [11]), poétique, littéraire voire ludique de Platon, comme pour mieux mettre à l’écart son message à la fois rationnel, métaphysique et traditionnel. Le Platon-écrivain-de-génie, chez les Post-modernes, s’est substitué au maître rationnel des Modernes (qui s’était d’ailleurs substitué au Platon total : traditionaliste, rationnel et mystagogue des Néoplatoniciens). J'aurai l'occasion de revenir sur le rôle des commentaires de Proclus des dialogues de Platon, dans la conversion de S. W. À l’instar desdits Néoplatoniciens, Simone Weil ne sacrifie rien du penseur grec.


Comment est-elle parvenue à avec autant d’assurance à renouer avec l’antique vision ? Quatre raisons, semble-t-il :

1) la compétence : S.W. est une lectrice chevronnée de Platon, recherchant l’imprégnation par une lecture répétée et méditative ; elle lit Platon dans le texte, toujours très attentive aux nuances interprétatives, afin de rendre sa traduction la plus proche possible du texte d’origine.

2) C’est une mathématicienne cherchant à cerner et intérioriser l’esprit profond de la mathématique grecque qui pouvait animer un penseur comme Platon, la mathématique prenant la dimension d’une propédeutique initiatique (nul n’entre ici s’il n’est géomètre). Car il faut approcher avec prudence et circonspection la mathématique sacrée des Principes suprêmes et des Essences éternelles, évoquée dans le Philèbe.

3) Elle a fait l’expérience de la Révélation chrétienne. Ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’elle lit Platon à l’aune du christianisme, mais on comprend qu’elle a pu ainsi "décrocher" relativement à la perception trop séculière, trop rationaliste, trop moderne du platonisme qui était celle de ses contemporains, qui l’est d’ailleurs toujours ; les textes platoniciens, à l’inverse, sont imprégnés d’un hiératisme dont il s’agit de restituer autant que possible la teneur.

4) Sa lecture du Néoplatonicien (ou Platonicien) Proclus, sur laquelle je reviendrai dans un prochain Propos.


La Grèce baignait dans la tradition mystique, disait-elle. Pensons à l’évocation du Hieros Logos dans le livre IV des Lois, à l’allégorie de la Caverne, au mythe du Phèdre et à tant d’autres textes. Pensons aussi au sacré, à la profonde impression de hiératisme cosmo-théologique qui émane du Poème de Parménide. C’est en ce sens que les Anciens valaient mieux que nous, nous qui avons perdu toute dimension du sacré, nous qui ne sommes plus capables de l’exprimer sinon d’une manière dévoyée, grotesque avec les pseudo-religions séculières, ridicules, voire monstrueuses qui s’imposent de nos jours. Déjà Platon sentait une certaine déperdition du sacré à son époque. Sous les coups de butoir de la sophistique et de l’individualisme, le sacré commençait à se « normaliser », comme on le dit de nos jours.

On aura noté qu’en opposition à la vision moderne, arcboutée seulement sur l’effort de rationalisation de la pensée dans les textes de Platon (passage du mythos au logos), Simone Weil fait une nouvelle (bien plus réelle) rencontre de Platon, en passant du logos au muthos [12], retenant principalement le fait que Platon n’a fait que « suivre une tradition ». La rationalisation n'étant pas négligée (élevée elle-même au sacré avec le paradigme mathématique des Idées-Nombres), l’essentiel reste le message de la Tradition (ou des traditions) véhiculé par les mythes du philosophe grec.


Bref, la philosophe énonce une opinion sur Platon, mais ne saurait s’en tenir qu’à la simple opinion, puisqu'étant parvenue justement à s’extraire des opinions toutes faites. Dès lors qu’elle a réussi à s’en extraire (ce qui, loin de là, n’est pas donné à tout le monde), elle ne peut avoir atteint que l’opinion vraie (alèthès doxa), c’est-à-dire l’opinion inspirée. La puissance de la doxa commune est telle que seule l’inspiration permet de s’en évader, ouvrant la porte à un point de vue autre, dès lors fulgurant, essentiel, comme on le voit dans ces textes.

Simone Weil s’en explique d’une manière très claire dans les notes manuscrites 10 à 13 dans Dieu dans Platon. En fait, c’est Platon lui-même qui en donne l’explication au sein d’un passage-clé de la République, texte qui passe la plupart du temps inaperçu. Recopions la philosophe qui d’abord l’introduit puis le cite dans sa propre traduction :

Mais un obstacle plus grand que la chair est la société. Image terrible à ce sujet. Une idée de première importance dans Platon, qui court dans toutes ses œuvres, mais n'est explicitement exprimée que dans ce passage, pour des raisons que le passage lui-même expliquera. Jamais on n'y attache assez d'importance.


Platon, République, VI, 492a -493a :

[ms. 10] Crois-tu, comme le vulgaire, que quelques adolescents seulement sont corrompus par les sophistes, et que la corruption accomplie par quelques sophistes, par de simples particuliers, vaille la peine qu'on en parle? Ceux qui en parlent, ce sont eux-mêmes les plus grands sophistes; c'est eux qui font complètement l'éducation et qui modèlent selon leur désir les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes? – Quand donc, dit-il? – Quand, dit Socrate, une foule nombreuse réunie dans une assemblée, dans un tribunal, ou un théâtre, ou à l'armée, ou dans tout autre lieu de rassemblement massif blâme ou loue avec un grand tumulte des paroles ou des actes. Ils blâment et louent à l'excès, ils crient, ils frappent des mains, et les rochers mêmes et le lieu où ils se trouvent font écho et redoublent le fracas du blâme et de la louange.


[Noté dans la marge :] Ceci semble particulier à Athènes, mais il faut transposer. La suite montre que Platon a en vue toute espèce de vie sociale sans exception :


Dans de telles circonstances, quel doit être l'état du cœur d'un jeune homme ? Quelle éducation particulière peut résister, ne pas être submergée par ces blâmes et ces éloges, ne pas s'en aller emportée au hasard par le flot? Il prononcera alors telles choses belles et telles choses laides conformément à l'avis des autres, il s'attachera aux mêmes choses qu'eux, il deviendra semblable à eux. – Il y sera puissamment contraint, Socrate. – Et pourtant, dit Socrate, je n'ai pas encore parlé de la plus grande contrainte. – Laquelle? – La contrainte que ces éducateurs, ces sophistes exercent sur ceux qu'ils ne persuadent pas. Ignores-tu que celui qui ne se laisse pas persuader est puni par eux d'infamie, ou d'amendes, ou de mort? Ainsi [ms. 11] crois-tu qu'un autre sophiste, que des paroles prononcées par de simples particuliers puissent se dresser contre cela avec succès? Non, l'entreprise même serait une folie.


Car il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais d'autre enseignement concernant la moralité que celui de la [multitude] [τούτων]. Du moins pas d'autre enseignement humain. Car certes il faut toujours faire exception pour ce qui est divin. Il faut bien le savoir, quiconque est sauvé devient ce qu'il doit être au milieu d'une telle structure de la société, celui-là, si l'on veut parler correctement, est sauvé [par une prédestination qui procède de Dieu.] [θεοῦ μοῖραν αὐτὸ σῶσαι λέγων οὐ κακῶς ἐρεῖς [theou moiran auto sôsai legôn ou kakôs ereis].] [13]


[N.B. Il est impossible d'affirmer plus catégoriquement que la grâce est l'unique source du salut, que le salut vient de Dieu et non de l'homme. Les allusions aux tribunaux, au théâtre, etc., qui se rapportent aux mœurs athéniennes, pourraient faire croire que cette conception n'a pas une portée générale; mais les paroles "il n'y a pas, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais…" montrent le contraire. La multitude s'impose sous tel ou tel mode dans toutes les sociétés sans exception. Il y a deux morales, la morale sociale et la morale surnaturelle, et seuls ceux qui sont illuminés par la grâce ont accès à la seconde.]


[Ajouté en bas de page et relié par un trait fléché:] La sagesse de Platon n'est pas une philosophie, une recherche de Dieu par les moyens de la raison humaine. Une telle recherche, Aristote l'a faite aussi bien qu'on peut le faire. Mais la sagesse de Platon n'est pas autre chose qu'une orientation de l'âme vers la grâce.

(...) [Simone Weil cite alors le passage de République VI, 493 b-c sur le "gros animal"].


Ce gros animal qui est la bête sociale, est de toute évidence le même que la bête de l'Apocalypse.

Cette conception platonicienne de la société comme étant l'obstacle [ms. 13] entre l'homme et Dieu, obstacle que Dieu seul peut franchir, peut être aussi rapprochée des paroles du diable au Christ dans st Luc [Lc 4, 5-6].

(S. W. "Dieu dans Platon", ms 10-13, ibid. p. 83-86)


Nous avions retenu une forte méthode herméneutique de S. W. opposée au littéralisme ("il faut deviner") ; un autre aperçu de sa méthode apparaît comme de type diacritique (impliquant le l’appréhension d’un tout et une saisie directe du détail). Concrètement, sa méthode consiste à rapprocher des textes et à s'arrêter sur certains d'entre eux, pour en extraire des indications ponctuelles mais fondamentales qui livreraient la clé d’une philosophie difficile à comprendre, faussement facile d’accès en raison de son aspect littéraire.


On voit dans l’introduction de la note manuscrite 10 (qui précède la citation extraite de la République de Platon) que Simone Weil utilise pleinement sa méthode diacritique pour saisir "une idée de première importance dans Platon". La saisie de cette idée l’amène précisément à retenir chez Platon la mystique comme plus importante que la politique, au sein même d’un énorme dialogue encyclopédique intitulé République (Politeia), impliquant une perception fondamentalement négative du social. Elle s’arrête et se concentre sur un passage du livre VI délivrant une clé essentielle : le monde des hommes réunis en cité est comparé par Platon à un « gros animal ». Il s’agit pour Platon d’affirmer qu’en opposition à la toute-puissance de la bête sociale, qui représente à l'évidence la mainmise de la doxa, on ne peut s’en dégager et en être sauvé que par une theou moira — expression qu’elle traduit d’une manière quelque peu augustinienne « par une prédestination qui vient de Dieu ».


Cette prédestination qui vient de Dieu (theou moira), elle l’a vécue elle-même. C’est la raison pour laquelle elle est parvenue à cette lecture autre de Platon, beaucoup plus fidèle à la pensée de l’auteur antique que les lectures superficielles des Modernes et des Post-modernes.



J.-L. P.

05/10/2022





[1] Le rapport entre ce passage du Philèbe et l'enseignement des Pythagoriciens n'est pas signalé clairement par Platon, mais les historiens (et, bien sûr, Simone Weil) comprennent grâce à des recoupements que Platon expose une mystérieuse philosophie des Principes qu'il fait sienne et qui est issue du pythagorisme. Voir ci-dessous, note 8. Par opposition, en 2002, le très moderniste Jean-François Pradeau (in Platon, Philèbe, intro. et trad. GF, p. 307 sq.) cherchant à minimiser l'apport du pythagorisme chez Platon, a rejeté cette filiation, les fragments pythagoriciens (proches du message du Philèbe) attribués au présocratique Philolaos étant considérés par lui comme inauthentiques. Toutefois, dernièrement, Constantin Macris, dans Les débuts de la philosophie, des premiers penseurs à Socrate, textes édités, réunis et traduits sous la direction d’André Laks et Glenn W. Most, Paris, 2016, p. 401 sq.) a réaffirmé l'authenticité de ces fragments (Fr. D 2, 3, 4, 5, avec texte grec), reprenant la thèse classique d'Hermann Diels et de C. A. Huffman (Philolaus of Croton, Pythagorean and Preso­cratic, Cambridge, Cambridge University Press, 1993). Par conséquent, Platon dans le Philèbe ne crée par un mythe pour faire joli, n'invente pas une fausse tradition mais transmet par écrit une tradition ancienne. Ce dont Simone Weil était convaincue : "Il faut le croire sur parole", dira-t-elle.


[2] Voir, ci-dessous, note 11, en particulier la remarque finale : le "traditionalisme" chez Socrate et Platon n'était pas un fanatisme.

[3] Simone Weil, Cahier VIII, ms 89, Œuvres complètes, Gallimard, VI, 3, p. 112 et n. 352.

[4] Je n’entrerai pas personnellement, ici, dans le détail de l’interprétation de ces paroles très énigmatiques. Il me semble cependant que le terme dosis au féminin (don de Prométhée) doit être compris comme personnifié, en tant que pendant philosophique et éminemment positif de la très négative Pandore (étym. : "Don de tous les dieux") du fameux mythe d’Hésiode. Car Platon, par l’intermédiaire de Socrate, ose proposer une version "optimiste" (non tragique) du mythe de Pandore, conformément à l’eudémonisme philosophique. Le Prométhée en question, entièrement positif lui aussi, peut fort bien être Pythagore, contrairement à ce que pense Simone Weil. Ce qui m’autorise à percevoir une personnification de Dosis, c’est que tout juste auparavant (16b), Socrate s’est dit amoureux depuis toujours (ἐγὼ ἐραστὴς μέν εἰμι ἀεί) de cette voie ou méthode (hodos) qu’il énonce en 16c et qu'il identifie au Don des dieux. Puis il utilise la prosopopée à la fin du Philèbe, comme dans le Criton, pour résoudre un problème difficile. Voir mon étude : "Corybantisme socratique et crypto-pythagorisme. Une autre lecture du Philèbe".

[5] Cf. Cahier VIII, ms. 6, Œuvres complètes, ibid. p. 46.

[6] Pythagore (Aristote parle plutôt "des Pythagoriciens") a très probablement légué, le premier, une onto-cosmologie mathématisante opposant comme Principes suprêmes le Limitant (Péras) et l’Illimité (Apeiron). Voir cependant note suivante.

[7] Simone Weil en perçoit une trace plus ancienne de cette cosmologie dans le fragment 1 (DK) d’Anaximandre (Cahier VI, Gallimard, p. 406, in Œuvres complètes) qu’elle met sur le compte de l’orphisme.

[8] Simone Weil connaissait évidemment les passages de la Métaphysique d'Aristote établissant le lien entre l'enseignement des Pythagoriciens et la doctrine orale (non explicitée dans les Dialogues) des Principes suprêmes chez Platon (en particulier, Métaph. A, VI, 987b 10 sq.). Voir un brouillon de la lettre à son frère (lettre de Janvier-Avril 1940) : "Aristote dit de Platon que sa doctrine est purement et simplement celle des pythagoriciens, à laquelle il n'aurait changé qu'un mot, en disant idées au lieu de nombres" (Sur la science, op. cit. p. 157). Ce sont ces textes ainsi que les fragments attribués au Pythagoricien Philolaos (compilés in Die Fragmente der Vorsokratiker d'Hermann Diels, ouvrage que S. W. possédait) qui permettent de dire que le passage 16c du Philèbe délivre un message issu du pythagorisme. Voir aussi S. W. Cahier VIII, ms 21, Œuvres complètes, VI, 3, p. 58 : "L’harmonie est l’union de l’illimité et de la limite (Philolaos, Philèbe) et cette harmonie a été révélée aux hommes par Prométhée (Philèbe)". Sur l’enseignement oral de Platon (avec compilation des témoignages antiques y faisant allusion), voir Marie-Dominique Richard, L’enseignement oral de Platon, éd. Le Cerf, 1986, 2005².

[9] Thomas A. Szlezák a su montrer comment Platon est passé, avec les Lois (XII, 968e), de l’aporrhèton (le secret sectaire) à l’aprorrhèton (ce qui ne doit pas être révélé prématurément). Platon a ainsi inventé un néologisme à partir d’un concept primitivement pythagoricien et mystique. Voir Thomas A. Szlezák, "Notes sur le débat autour de la philosophie orale de Platon", in Les Études philosophiques, L’interprétation ésotériste de Platon, textes réunis par Luc Brisson, PUF, Janvier-Mars, 1998, p. 86. Voir encore, Le Plaisir de lire Platon, (Platon lesen, 1993), trad. fr. 1996, p. 100, 104, 176, 129.

[10] Concernant cette période très intense d’écriture et de méditation pendant laquelle elle rédige à Marseille ses commentaires sur Platon (hiver 41-42), elle confiera à Gustave Thibon « qu’elle est tombée dans une sorte de gouffre » où elle a « perdu la notion du temps ». Voir les notes biographiques de Laurence de Lussy dans Simone Weil, Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, p. 82-84, et dans Œuvres complètes, 2009, IV, 2, p. 802.


[11] Quand S. W. dit : "il [Platon] répète constamment qu'il n'a rien trouvé, inventé, qu'il ne fait que suivre une tradition", elle veut dire par là, bien évidemment, que Platon ne fait pas que répéter mécaniquement ce que dit une tradition. Il se laisse imprégner par une tradition. Il la fait vivre en rapportant un mythe. Ce n'est pas lui qui crée un récit : c'est la tradition qui vit et se déploie par son intermédiaire. Il est porté par la tradition, voire possédé par elle. Me situant personnellement, à mon modeste niveau, dans le prolongement de cette nouvelle perspective interprétative ouverte magistralement par Simone Weil, bénéficiant aussi de l'apport de découvertes archéologiques récentes (Olbia, Derveni) et des travaux important d'érudits de la fin du XXe et début XXIe siècle (Burkert, Detienne, Boyancé, Kingsley, Bernabé, etc.), j'ai tenté de montrer que Socrate et Platon étaient familiers des expériences de possession par enthousiasmos, notion qui revient souvent dans les Dialogues (Apologie, Ion, fin du Ménon, Euthydème, Cratyle, Phédon, Banquet, Phèdre). Expériences que Socrate rapporte aux mystères des Corybantes, qu'il pratiquait lui-même oralement avec ses compagnons, en les transposant sur le plan philosophique. L'Euthydème est assez explicite à cet égard : Socrate parvenait au sein même d'un lieu public (tel gymnase où se rassemblaient beaucoup d'individus) à constituer l'espace sacré des mystères corybantiques (Euthyd. 277d-e), notamment dans son entretien avec Clinias. Mais on voit déjà cette pratique s'effectuer concrètement au sein d'un gymnase dans le Charmide (dialogue de jeunesse rédigé par Platon). L'objectif de Platon a été de rapporter ces expériences totales en rédigeant des dialogues socratiques ponctués de temps à autres de discours inspirés (enthousiastes) rapportant des traditions, prononcés par Socrate, ensuite en composant ses mythes grandioses (ex. les mythe du Phèdre, du Politique, du Timée), puis, à la fin de sa vie les préambules des Lois, conjuguant parfois plusieurs traditions dispersées à l'origine. Voir mes Mystères socratiques... p. 47 sq., 151 sq., 173 sq., 416 sq. Voir aussi mon ouvrage : Socrate et l'énigme... p. 268 sq.

Remarque importante : la transmission des traditions par l'enthousiasmos n'impliquait nullement le fanatisme chez Socrate et Platon. La tradition authentique et inspirée (non dégradée) ne transmet que l'opinion vraie (alèthès doxa) : opinion en attente d'un raisonnement, devant être étayée par une argumentation. La tradition est pour l'homme une sorte de tremplin afin d'accéder au vrai, les investigations simplement humaines n'aboutissant qu'au doute. En elle-même, cependant, elle n'est pas suffisante. Voir Propos 8, note 2.

[12] Michel Narcy (Avant-Propos I aux "Cahiers (sept. 41- Février 42)", in Œuvres complètes VI, 2, Gallimard, 1997, p. 23), fait remarquer que, par opposition au Platon rationaliste d’Alain, est apparu tardivement à Simone Weil un Platon insoupçonné. En le lisant à Marseille, elle fait la rencontre d’un philosophe qu’elle lisait auparavant mais qui lui restait plutôt méconnu, sa lecture au départ étant de surcroît assez commune: « Simone Weil (…), pour le coup, ne paraît pas originale », dit M. Narcy. Puis advient la conversion : «Simone Weil s’est entre temps convertie à un Platon qui au contraire n’intéressait pas beaucoup Alain : celui des mythes. Ce qui est cette fois révélateur, c’est le contraste entre le nombre de pages consacrées par Simone Weil au mythe du Phèdre, et la façon dont Alain l’expédie en une phrase ».

[13] Après avoir proposé une autre traduction: "seulement parce que Dieu le destine au salut", S. W. biffe cette dernière et revient au premier énoncé. D'autre part, l'ensemble du paragraphe a été souligné par un triple trait marginal (note philologique de Florence de Lussy).

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