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Propos intempestifs, retours à la parole des anciens

Propos 7 : A. Douguine, quand la Tradition devient subversive. La fin d'un cycle ?

Dans le Propos 6, nous avons relevé un paradoxe : les nations européennes anciennement soumises à la dictature des communistes marxistes et athées ont finalement mieux préservé le respect de leurs traditions religieuses que les nations de l'Occident supposées non dictatoriales, qui n'ont pas en tout cas persécuté les religieux à grande échelle.


Pour dénouer ce paradoxe, nous pouvons supposer une sorte d'"effet glacière" du Bloc de l'Est, en raison du fait que ces pays longuement placés sous la tutelle des staliniens affiliés à Moscou ou dissidents comme Tito, se sont trouvés quelque peu à l'abri de la corruption des mœurs qui frappe l'Occident, pour ne pas dire sa "décadence". Ce n'est là cependant qu'une explication analogique assez vague. Le Bloc communiste, tel un gros parpaing de glace, aurait ralenti tout processus de décomposition, même dans un domaine aussi inattendu que celui de la tradition. Je ne vois pas d'autre recours, pour obtenir une réponse précise à caractère non idéologique (en donnant au moins pour une fois la parole à un point de vue autre, qui ne relève pas de notre doxa), que d'interroger le grand représentant de la Tradition du monde orthodoxe, le philosophe russe Alexandre Douguine, penseur actuel particulièrement subversif, s'il en est.








Je rapporte ici ses propos intempestifs en deux étapes. D'abord, sa conception du rapport Est-Ouest qu'il place sous l'égide d'une vision "multipolaire" du monde actuel (avec une analyse critique du colonialisme occidental particulièrement virulente). Ensuite, nous verrons son explication (donnée en français par l'auteur lui-même) de l'origine et surtout de la fin de "l'effet glacière" du Bloc de l'Est, vécue de l'intérieur par le penseur, jeune Russe dans les années 80-90, situé à un moment-clé de l'Histoire. Avec le dégel de l'URSS et la chute du mur de Berlin, la voie, selon lui, est désormais ouverte, permettant un retour possible voire imminent de la Tradition, susceptible de mettre fin au cycle eschatologique du kali yuga qui avait été décrit par René Guénon.


Chose qui mérite d'être soulignée, Alexandre Douguine, penseur doté d'un vaste esprit de synthèse, propose une vision englobante de l'Histoire, réunissant en un tout cohérent ses analyses des grands événements récents, certaines grandes thématiques philosophiques d'Heidegger, d'Hegel et même de Marx, convoquant aussi la théorie aristotélicienne de la cause finale ainsi que la théorie politique de la Politeia platonicienne inscrite dans le Ciel des Idées, le tout étant associé aux visions traditionalistes et ésotéristes de l'Histoire de René Guénon et de Julius Evola. Un esprit vaste à la mesure des immenses plaines septentrionales de Russie...


Toutefois, présentons d'abord la dimension subversive de sa pensée.




Dénonciation du racisme fondamental du progressisme occidental


Alexandre Douguine se déclare en faveur d’une vision non pas unipolaire (uniquement gouvernée par lesdites "valeurs" de l’Occident) mais multipolaire des centres de civilisation et des relations internationales [1]. Sur un mode extrêmement provocateur, le philosophe s'appuyant, entre autres, sur l'anthropologie culturelle de Claude Lévi-Strauss (la critique de l'ethnocentrisme), retourne la lutte antiraciste des Occidentaux contre eux-mêmes, contre les partisans mêmes du libéralisme actuel, contre tous ces gens qui ne cessent de dénoncer le colonialisme, mais qui cherchent toujours à imposer partout leur vision du monde (on vient de le voir, in Propos 6, avec la Gay Pride).


De fait, Douguine retourne non sans malice contre les progressistes bien-pensants leur propres concepts fétiches. Il leur dit en quelque sorte : "Comme ça, vous voulez de la déconstruction ? Eh bien soit ! Surtout, ne vous arrêtez pas en si bon chemin. Allez jusqu'à déconstruire votre universalisme que vous ne questionnez jamais : votre notion de progrès universel, sociétal en particulier, que vous voulez imposer au monde entier". S'il veut se déconstruire, l'Occidental, en particulier le Français-donneur-de-leçons, doit s'interroger : "de quel droit puis-je exiger que tel pays, telle civilisation, tel gouvernement non occidental obéissent à mes conceptions des droits de l'homme, de l'écologie, du décolonialisme, de la science, de la parité homme-femme, du wokisme, de la liberté de la presse (somme toute, chez nous, fort relative) ou de la laïcité" ? Il serait peut-être temps que l'Occidental cesse de s'attribuer le rôle messianique de gendarme ou de curé de la grand-messe de l'univers. Plus grave encore, on peut se demander à bien des égards si l'Occidental n'est pas aussi totalitaire, sinon plus, que celui dont il dénonce les atteintes aux "droits de l'homme" : une dictature qui serait autrement plus efficace, du fait même qu'elle se donne une apparence contraire.


Toujours est-il, pour être clair, que si Douguine invite les idéologues occidentaux à prolonger davantage leur objectif de déconstruction, il ne milite pas, loin de là, pour la déconstruction des valeurs traditionnelles. Nous avons affaire à un des rares philosophes traditionalistes de notre époque. D'ailleurs, en principe, les valeurs de la Tradition résultant d'une vision théologique de la perfection des Origines, en tant que contenus profonds d'une transmission (traditio) immémoriale (via les cercles ésotériques et les grandes religions en tant qu'organes de propagation exotérique), ne sont pas censées être "construites" mais révélées. En revanche, le progressisme (ou le libéralisme) est bien l'objet d'une construction arbitraire que l'on peut défaire à tout moment.


Voici donc la traduction d'un entretien qui a été publié en anglais en 2020 :


Le journaliste : Votre théorie de la multipolarité est dirigée contre l’hégémonie intellectuelle, politique et sociale de l’Occident. En même temps, tout en s’appuyant sur les outils de l’analyse néo-marxiste et de la théorie critique, elle n’oppose pas l’hégémonie occidentale à la gauche, comme le font ces approches, mais sur la base du traditionalisme (René Guénon, Julius Evola), de l’anthropologie culturelle et de la phénoménologie heideggerienne, ou bien "à partir de la droite". Pensez-vous qu’une telle approche peut plaire aux praticiens anglo-américains des relations internationales, ou est-elle conçue pour plaire principalement aux théoriciens et aux praticiens non-occidentaux ? En bref, qu’est-ce que les théoriciens des relations internationales en Occident peuvent apprendre de la théorie de la multipolarité ?


Alexandre Douguine : Selon l’analyse tout à fait correcte d’Hobson, l’Occident est basé sur une espèce fondamentale de racisme. Il n’y a pas de différence entre le racisme évolutionniste de Lewis Morgan (avec son modèle de sauvagerie, de barbarie et de civilisation) et le racisme biologique d’Hitler. Aujourd’hui, le même racisme s’affirme sans lien avec la race, mais sur la base des modes technologiques et des degrés de modernisation et de progrès des sociétés (avec toujours le critère du "comme en Occident" en tant que mesure générale). L’homme occidental est un raciste complet jusqu’aux os, généralisant son ethnocentrisme selon des proportions mégalomaniaques. Quelque chose me dit qu’il est impossible de le changer.


[Remarque : Douguine ne craint pas d'atteindre immédiatement, au tout début de l'entretien, le point Godwin. Il faut y voir, en vérité, une réponse du berger à la bergère : le racisme biologique d'Hitler s'enracine de plain-pied dans l'ethnocentrisme occidental de type moderniste, non pas dans la pensée traditionaliste qui oriente principalement sa pensée récusant la notion de progrès. Douguine voit le racisme comme une maladie qui a atteint particulièrement l'Occident, avec, d'un côté, le racisme biologique d'Hitler comme exemple le plus poussé, de l'autre, le racisme culturel (Lewis Morgan, les progressistes en général)].


Même les critiques radicales de l’hégémonie occidentale sont elles-mêmes profondément infectées par le virus raciste de l’universalisme, comme l’a montré Edward Said avec l’exemple de l’orientalisme, prouvant que la lutte anticoloniale est une forme de ce même colonialisme et eurocentrisme. Ainsi, la théorie d’un monde multipolaire ne trouvera guère d’adhérents dans le monde occidental, sauf peut-être parmi les érudits qui sont sérieusement capables de mener à bien une déconstruction de l’identité occidentale, et une telle déconstruction suppose le rejet des clichés de droite (nationalistes) et de gauche (universalistes et progressistes).


Le racisme de l’Occident acquiert toujours des formes diverses. Aujourd’hui, sa forme principale est le libéralisme, et les théories antilibérales (la plupart à gauche) sont en proie au même universalisme, tandis que les antilibéralismes de droite ont été discrédités. C’est pourquoi je ne fais pas appel à la première théorie politique (libéralisme), ni à la seconde (communisme, socialisme), ni à la troisième (fascisme, nazisme), mais à ce que j’appelle la quatrième théorie politique (ou 4TP), basée sur une déconstruction radicale du sujet de la modernité et l’application de la méthode analytique existentielle de Martin Heidegger.


Les traditionalistes sont amenés, pour établir la critique approfondie de la modernité occidentale, à constater la pluralité des civilisations et à réhabiliter les cultures non occidentales (prémodernes). En Russie et dans les pays asiatiques, la théorie d’un monde multipolaire est comprise facilement et naturellement ; en Occident, elle rencontre une hostilité tout à fait compréhensible et pleinement attendue, une réticence à l’étudier attentivement et des calomnies grossières. Mais il y a toujours des exceptions.


(…) L’Occident mesure toute l’histoire de la modernité en termes de lutte de trois idéologies politiques pour la suprématie (libéralisme, socialisme et nationalisme). Mais puisque l’Occident ne remet même pas un instant en question le fait qu’il pense pour toute l’humanité, il évalue les autres cultures et civilisations de la même manière, sans considérer que dans le meilleur des cas les parallèles avec ces trois idéologies sont de purs simulacres, alors que le plus souvent, il n’y a tout simplement pas de parallèles. Si le libéralisme a remporté la compétition des trois idéologies en Occident à la fin du XXème siècle, cela ne signifie pas encore que cette idéologie est vraiment universelle à l’échelle mondiale.


(…) Cet épisode de l’histoire politique occidentale de la modernité peut être perçu comme relevant du destin de l’Occident, mais pas du destin du monde. D’autres principes du politique sont donc nécessaires, au-delà du libéralisme, qui revendique la domination mondiale (= le troisième totalitarisme), et ses alternatives ratées (communisme et fascisme), qui sont historiquement tout aussi occidentales et modernes que le libéralisme.


Cela explique la nécessité d’introduire une quatrième théorie politique comme cadre politique pour discerner le bon fondement d’une théorie d’un monde multipolaire. La quatrième théorie politique est le corrélat direct et nécessaire de la théorie d’un monde multipolaire dans le domaine de la théorie politique.


[Remarque : là se situent mes réticences envers ce que je comprends du point de vue de Douguine. Ce philosophe se prononce pour une autre structure qu’il appelle "quatrième théorie politique" ou Politeia sur le mode platonicien pour l’Eurasia en tant qu’Empire, non pas État-nation. Il me semble, à mon humble avis, qu’il faut rester, pour la France et pour les autres nations européennes qui ont chacune leur identité, sur le paradigme moderne de l’État-nation non aligné sur les grands empires américain ou russe ou chinois, mais pouvant jouer un grand rôle diplomatique : ce qu’on pourrait appeler le paradigme gaullien.]


Le journaliste : Si votre théorie des relations internationales n’est pas fondée sur des principes politiquement et philosophiquement libéraux, et si elle critique ces principes non pas à partir de la gauche mais de la droite, en utilisant le langage des grands espaces de Grossbaum, n'est-ce pas une théorie fasciste des relations internationales ? Est-ce que des analystes qui caractérisent votre pensée comme « néo-fasciste », comme Andreas Umland et Anton Chekhovstov, sont partiellement dans le vrai ? Si ce n’est pas le cas, en quoi cette caractérisation est-elle trompeuse ?


Alexandre Douguine : Les accusations de fascisme ne sont qu’une figure de style dans la propagande politique grossière, propre au libéralisme contemporain en tant que troisième totalitarisme. Karl Popper en a jeté les bases dans son livre The Open Society and its Enemies, où il a réduit la critique du libéralisme de la droite au fascisme, Hitler et Auschwitz, et la critique du libéralisme de la gauche à Staline et au GOULAG. La réalité est un peu plus complexe, mais George Soros, qui finance Umland et Chekhovstov et qui est un fervent partisan de Popper, se contente de ces visions réductrices de la politique. Si j’étais fasciste, je le dirais. Non, je suis un représentant de l’eurasianisme et l’auteur de la "quatrième théorie politique". En même temps, je suis un antiraciste constant et radical et un opposant au projet de l'État-nation (c’est-à-dire un antinationaliste). L’eurasianisme n’a aucun rapport avec le fascisme. Et la "quatrième théorie politique" souligne que, bien qu’elle soit antilibérale, elle est à la fois anticommuniste et antifasciste. Je pense qu’il n’est pas possible pour moi d’être plus clair, mais l’armée de propagande du "troisième totalitarisme" n’est pas d’accord et aucun argument ne la convaincra. 1984 devrait être recherché aujourd’hui non pas là où beaucoup le pensent : non pas en URSS, non pas dans le Troisième Reich, mais dans le Fonds Soros et dans le Meilleur des mondes : incidemment, Huxley s’est avéré plus pertinent qu’Orwell. Je ne peux pas interdire les autres de me traiter de fasciste, bien que je n’en sois pas un, bien qu’en fin de compte cela se reflète avec malice non pas tant sur moi que sur mes accusateurs eux-mêmes : combattant une menace imaginaire, l’accusateur en manque une bien réelle. Plus un libéral est stupide, mensonger et direct, plus il est facile de se battre avec lui [2].



La fin d'un cycle d'humanité


Passons à un niveau plus profond. Alexandre Douguine a donné par ailleurs en français une interview en 2019 au média alternatif Breizh-Info. D'une manière très instructive, le philosophe retrace son itinéraire personnel et explique en quoi il perçoit le libéralisme comme représentant la fin du cycle d'humanité, le kali yuga, reprenant à cet égard René Guénon.



Alexandre Douguine (lors de l'entretien sur Breizh Info),

Un philosophe posé, original, un érudit polyglotte maîtrisant neuf langues



Voici donc un extrait d'une seconde interview du philosophe :


Le journaliste : Vous étiez dans votre vingtaine dans les années 80. Quels souvenirs avez-vous de votre vie de jeune homme dans l’Union soviétique finissante ?


Alexandre Douguine : Pour moi, il est très difficile de répondre parce que j’étais plutôt (une) exception. Parce qu’au début des années 80, j’ai changé totalement d’identité. Tout en vivant à l’intérieur de l’Union soviétique, avec un passé correspondant à l’éducation, à l’école normale socialiste, avec des parents socialistes et communistes, j’ai refusé totalement cette identité à l’âge de 17-18 ans. J’ai changé ce type d’identité soviétique contre celui de l’homme anti-soviétique, de l’anti-libéral et du traditionaliste. C’était une transmutation de la nature ; non pas un (simple) changement des idées ou des opinions. C’était en quelque sorte une migration ontologique vers l’autre monde, monde de la théologie, de la tradition, des symboles, de l’alchimie, des sciences traditionnelles, le monde de Guénon, d'Evola, de la révolution conservatrice. C’était donc une migration vers l’autre monde. Je haïssais totalement l’Union soviétique. Je haïssais le marxisme, le matérialisme, la science et le monde moderne et quand le mur de Berlin s’est effondré, j’y ai vu un signe des temps, la fin du communisme comme la fin du kali yuga, en quelque sorte. Parce que, pour ce qui me concerne, je suivais les idées d'Evola et de Guénon, selon lesquelles c’était la fin du règne de la quatrième caste, prolétaire. Cela pouvait être un des signes de la fin du monde.


Après, quand j’ai découvert que le monde n’était pas fini (n’était pas parvenu à sa phase terminale), après la fin de l’Union soviétique, j’ai dû reconsidérer beaucoup de choses. Pour la première fois, ayant fait l’expérience du libéralisme occidental, je me suis aperçu que peut-être (ce système) était encore pire que (celui de) l’Union soviétique. C’est une autre forme de totalitarisme, de matérialisme et de l’individualisme, mais peut-être pire. Le premier moment où (en fin de compte) je me sentais un peu "soviétique", c’était à partir de 1991, quand l’Union soviétique est tombée ; seulement après, un jour après. Quand c’était fini, j’ai ouvert les yeux sur la réalité libérale et j’étais absolument épouvanté. Pour la première fois, je me sentais philo-soviétique ou communiste, après la chute, non pas du mur de Berlin, mais après la chute du communisme. Donc ma réaction était eschatologique, apocalyptique en 1989 et comme l’apocalypse n’est pas venue, j’ai été amené à opérer une révision de certaines notions traditionalistes. Avec le temps, je suis arrivé à la conclusion que c’était une erreur de considérer l’Union soviétique comme le règne de la Quatrième caste, le shudra prolétaire, parce que, précisément, la dernière caste c’était celle les capitalistes, c’est-à-dire un (groupe social) qui est hors-caste. Ce ne sont pas les travailleurs. La Troisième caste dans la société indo-européenne c’étaient les paysans non pas les prolétaires, qui n’existaient pas.


Donc je suis arrivé à la considération selon laquelle maintenant, je vis en attendant la fin du monde libéral, qui, pour moi, sera la vraie fin du kali yuga, parce que pire que le libéralisme ne peut être qu’une version que nous ne connaissons pas du libéralisme même. Parce que le libéralisme est le mal absolu, total, dans tous ses aspects. Et même en faisant la comparaison entre le système soviétique et le libéralisme actuel, je vois certains traits traditionnels dans l’Union soviétique. C’était précisément ce qui était à la source de mes intuitions sur le national bolchévisme, qui étaient partagées par mes amis conservateurs en Europe, par Alain de Benoît [3], par Claudio Mutti et par d’autres. Le national bolchévisme c’est ça. Ce sont précisément, par comparaison, d’un point de vue traditionaliste, deux formes de politiques modernes : le socialisme et le libéralisme. Toutes les deux sont modernes, et donc mauvaises. C’est une comparaison à l’intérieur du mal. Quelle forme du mal est la plus mauvaise ? Finalement, je crois que ce qu’il y a de meilleur dans la modernité, c’est ce qu’il y a de plus mauvais. Qui a vaincu finalement dans la Guerre froide ? C’est la partie la plus mauvaise.


Telle est mon opinion métaphysique parce que j’ai vécu la fin de l’Union soviétique et la chute du mur de Berlin, précisément métaphysiquement, eschatologiquement, disons comme traditionaliste, comme le témoin de la Tradition en quelque sorte.


Le journaliste : Quelles ont été, selon vous, les causes internes et externes de la chute de l’URSS ?


Alexandre Douguine : Je crois qu’à la marge philosophique, je suis arrivé à la conclusion que raisonner avec les causes, c’est trop moderne, c’est trompeur, car on ne sait jamais quelles sont les vraies causes, parce que précisément les vraies causes sont au futur. Les vraies causes ne sont pas au passé. Elles se trouvent dans le futur. Ce sont les causes finales, précisément oubliées avec le commencement de la modernité. L’explication des événements par la chaîne causale n’est pas correcte sous tous les aspects. Nous devons envisager la fin de l’Union soviétique dans quel but, et non pas pour quelles raisons, parce que tout s’oriente vers la fin du monde, vers la fin de l’Histoire, si on parle à la manière d’Hegel. Donc nous devons comprendre non pas : quelle raison était plus forte ? C’est la manière matérialiste de voir l’Histoire mais en vue de quoi, pour quelles raisons ? Quelle est, disons, la Providence divine qui a laissé cet événement se produire ? C’est précisément ce que nous devons, à mon avis, comprendre. Parce que l’Histoire est ouverte. Je suis sûr que la fin de l’Union soviétique s'est produite pour (parvenir à) quelque chose. Absolument, il y avait certaines raisons. Mais le plus important est de comprendre à quelle fin cela s’est produit. Par exemple, on voit qu’après la chute de l’Union soviétique, on a reçu deux réponses sur le but de cette chose : actuelle et potentielle (ou virtuelle). La réponse actuelle était : pour aller plus loin en enfer. Et c’était précisément illustré par les années 90 en Russie. Transformer en libéralisme, faire une Russie libérale : c’était donc s'avancer vers la déshumanisation, la perversion, la confusion et la désacralisation. Parce que le libéralisme, finalement, c’est l’atomisation plus avancée de la société et une dictature plus efficace en quelque sorte, moins ouverte, plus cachée, plus secrète, mais plus efficace. Je crois finalement qu’on a reçu cette réponse et cette réponse a été rejetée par notre peuple, par notre histoire, par notre société. Ce n’était donc pas le but : détruire l’Union soviétique pour installer la démocratie libérale, occidentale. Si ce n’est pas le but et si cette réponse a été refusée par le peuple, par notre histoire, l’autre réponse doit être considérée comme juste et vraie. Je crois que l’autre réponse était : se débarrasser de l’Union soviétique pour recréer la société traditionnelle russe, avec l’Église, avec les valeurs traditionnelles et c’était en quelque sorte le symbole de l’apparition de Poutine qui a arrêté la destruction de la Russie qui continuait à l’époque d’Eltsine. Il a dit : "Assez ! N’allons plus dans le sens de l’Occident. Nous devons retourner à notre identité. Nous devons assurer notre souveraineté". C’était l’autre réponse. En ce sens, si nous acceptons ce constat, ça change tout. Notre Union soviétique s’est effondrée pour faire de l’espace afin de réorganiser l’ordre russe, l’ordre orthodoxe, chrétien, l’ordre impérial dans l’espace libre du système communiste. Je préfèrerais parler d'évolution dans ce sens. L’histoire russe passe par des ruptures. On détruit la continuité mais, finalement, après, d’une manière ou d’une autre, on amorce le retour à l’identité de la Russie. Je crois, par conséquent, que la fin de l’Union soviétique avait pour but le fait d'ouvrir la possibilité de recréer l’ordre eurasiatique, donner la possibilité, libérer le chemin pour un retour au sacré de la Russie, à notre tradition, à notre identité, à notre religion et à notre mission dans le monde, qui n’est pas communiste, qui n’est peut-être pas orthodoxe, tsariste dans la forme du passé, mais nous avons une mission. Je l’appelle : « mission de résister ».


(...) On ne peut pas refaire quelque chose qui s’est déjà passé. (...) Il n’est plus possible de restaurer l’Empire orthodoxe, monarchique, qu’était l’Union soviétique. On peut amorcer un retour au passé, mais au passé en tant qu’Éternel, à certaines Formes platoniciennes, parce qu’existent, pour moi, les Idées. Les Idées existent parce les Idées sont les exemples (modèles) à imiter. L’Empire russe existe de toute éternité, dans le Ciel des Idées. On peut restaurer cela mais l’empire soviétique était en quelque sorte un simulacre, une imitation de ce paradigme impérial russe. Or le simulacre ou l’image a toujours deux côtés. D’un côté, c’est l’image d’un paradigme qui existe, mais d’un autre côté ce n’est que l’image. Telle est la double nature du signe. Le signe montre quelque chose. Et en même temps, ce n’est pas la chose elle-même.


Pour résumer, la fin de l’Union soviétique c’était la fin du symbole d’un grand empire [4].


Avec ces propos, nous disposons d'une explication originale et profonde de "l'effet glacière" évoqué précédemment. Paradoxalement, d'après Douguine, le communisme a maintenu à l'abri du libéralisme destructeur de valeurs tout un ensemble de nations orthodoxes (Russie, Serbie, Croatie, etc.) ou catholiques (Pologne, Hongrie, etc.). Ceci parce la mégastructure soviétique était finalement "un simulacre de l'Empire orthodoxe, monarchique", une structure qui restait en dépit des apparences globalement traditionnelle. Nous comprenons dès lors pourquoi l’Église de Serbie a eu la force de s'opposer à la Gay Pride, disposant d'un important soutien populaire (ce qui n'est plus possible avec l’Église catholique, totalement dépassée par les événements, n'ayant plus de soutien populaire). Nous comprenons aussi que le libéralisme représente le grand danger dont il faut se prémunir, puisque, comme le martèle Douguine, c'est un totalitarisme insidieux aboutissant à "s'avancer vers la déshumanisation, la perversion, la confusion et la désacralisation".


La déconstruction de la structure familiale voulue par les étudiants wokes, par cette nouvelle pseudo-religion du libéralisme libertaire, est évidemment caractéristique de cette déshumanisation. Selon ce dernier avatar de l'idéologie produit par l'Occident matérialiste, l’individu essentiellement atomique (donc matière en soi) doit rester neutre, rejeter toute qualité, toute continuité historique, toute identité spirituelle, traditionnelle, religieuse, nationale, familiale, sexuelle (celle-ci ramenée uniquement au "genre" social). Or cela est totalement inacceptable, nous venons de nous en apercevoir, pour les civilisations autres que celle de l’Occident, non encore totalement décomposées.


J'ai ainsi relevé par écrit un extrait de l'entretien oral pour pouvoir mieux réfléchir sur ces propos inhabituels. Il se peut aussi qu'un jour la vidéo soit censurée par les GAFAM. Ce philosophe qui vient malheureusement de perdre sa fille, Daria Douguine, dans un odieux attentat dont il était la cible, donne à penser. Dès lors qu'on s'attaque lâchement à un intellectuel, dès lors que, faute d'arguments, on veut le faire taire par la violence criminelle la plus horrible et la plus abjecte, nous ne pouvons que nous rebeller.


N'est-ce pas la preuve que ce philosophe est tellement gênant qu'il faut au plus vite l'éliminer? C'est l'homme à abattre par excellence, l'ennemi public numéro un du système totalitaire de l'Occident.


Dernière mise au point : pour ce qui concerne la récente guerre en Ukraine, Douguine aurait soutenu l'invasion décidée par Poutine. Je n'ai pas de jugement arrêté sur cette initiative d'invasion, les choses étant très complexes depuis l'affaire du Donbass et du Donetsk, en 2014. Quand bien même tous les torts seraient du côté de Poutine, l'attentat contre Douguine, dont sa fille (une journaliste, une philosophe proche de son père) a été la victime, ne se justifiait en aucune manière.


Par ailleurs, puisqu'il n'y a pas de guerre officielle entre la France et la Russie, puisqu'il n'y en a pas eu depuis très longtemps, je n'ai pas le sentiment de trahir mon pays en rapportant les propos d'un philosophe russe qui, en 2022, s'est mis à soutenir l'initiative de Poutine. Ceci d'autant plus que les propos ici rapportés ont été exprimés bien avant l'éclatement du conflit. Le ministre Bruno Lemaire a parlé, d'une manière assez inconsidérée et sans avoir consulté le peuple français ou ses représentants, de "guerre économique totale". Quelles que soient l'inconscience et l'arrogance d'une telle déclaration, Je signale que je n'ai ni l'intention ni le pouvoir de la trahir : je ne puis contourner les sanctions économiques, contrecarrer en ce domaine les décisions gouvernementales. L'option politico-stratégique que je soutiens, je le répète, est strictement gaullienne : non alignement ni du côté de la Russie ni du côté de l'OTAN, c'est-à-dire du côté des États-Unis.


C'est la ligne qu'aurait dû suivre le Président Macron pour pouvoir assumer pleinement le rôle de pacification qu'il a cherché à jouer, sans parvenir à la moindre efficacité. Pour cause, il n'apparaissait que comme un simple vassal de l'Empire des États-Unis. Ce qu'il est réellement (affidé de McKinsey et Pfizer, ayant vendu en 2014 le secret de fabrication de la turbine Arabelle au groupe General Electric, etc.)..


Le 21/09/2022

J.-L. P.





[1] Entretien publié en Appendice dans Alexander Dugin, The Theory of Multipolar world , éd. Arktos, Londres 2020.


[2] Au cours des Propos ici publiés il est possible de relever, au gré des sujets abordés, sept caractéristiques générales de la doxa actuelle :

1. Diabolisation et stigmatisation d'individus comme "fascistes", comme étant d'"extrême-droite", dès lors que les paroles qu'ils expriment ne s'inscrivent pas au sein du cadre autorisé des opinions du "politiquement correct" (voir Propos 1 et 6).

2. Fonction fabulatrice venant couvrir d'un voile pudique un déni de réalité (Propos 1).

3. Incohérence, versatilité ou irrationalité (Propos 1 et 3). En cela, la doxa s'écarte du domaine de l'idéologie pure qui tente de respecter globalement un minimum de cohérence. D'où le thème platonicien du "gros animal" de la doxa (Propos 1).

4. Unanimisme pouvant aboutir à un totalitarisme (Propos 1, 6 et 7).

5. Objectif de déconstruction des valeurs et des identités (Propos 1, 2, 6 et 7).

6. Manipulation de l'histoire (Propos 5).

7. Au nom du pseudo-universalisme du progressisme libéral, la doxa prend l'aspect d'un colonialisme et d'un ethnocentrisme, tout en faisant semblant de les dénoncer (Propos 7).

La dernière réponse d'A. Douguine au journaliste anglo-saxon nous permet de saisir une caractéristique sous-jacente de la diabolisation, vécue par l'individu diabolisé lui-même : l'incurable surdité des propagateurs de la doxa, qui rend impossible toute discussion, toute réponse à une accusation. Le philosophe a beau répéter sur tous les tons qu'il n'est pas fasciste en multipliant les arguments ; il a beau proposer une nouvelle théorie politique qui relègue au passé révolu le fascisme comme "alternative ratée" au libéralisme (tout comme le communisme), rien n'y fait ; il peut encore rajouter qu'il est opposé à l'institution politique de l’État-nation, avec toujours le même aveuglement on continue de le traiter de "fasciste", c'est-à-dire de nationaliste ethnique et anti-démocratique. On le soupçonne donc, non sans un certain complotisme, de nourrir par-devers soi des intentions contraires à ses propos.

Tout cela révèle que les labels "fasciste", "extrême droite" ne se justifient pas la plupart du temps en fonction de critères politiques rationnels (comme celui du nationalisme ethnique proféré par tel mouvement ou celui du rejet de la constitution démocratique) mais tend à devenir un marqueur permettant seulement, pour le "politiquement correct", de pointer du doigt les opinions mises au ban de la doxa, en vue d'empêcher toute discussion.


[3] Voir l'interview accordée à Alain de Benoist, ami d'A. Douguine, concernant les antécédents religieux, culturels et philosophico-politiques de la pensée du philosophe russe, sur Front populaire, le 30/08/2022 : https://frontpopulaire.fr/culture/contents/alain-de-benoist-leurasisme-de-douguine-est-incompatible-avec-le-nationalis_co13891408



[4] Pour suivre l'intégralité de l'entretien (sur Breizh-Info, du 09/19, remis en ligne par Tvliberté), voir :


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